Abolitionnisme
Les chemins sinueux de l’abolitionnisme
En 1789, l’esclavagisme, toujours légal, est le fondement du système économique colonial. Le royaume de France dépend largement du travail des esclaves dans ses colonies. L’île de Saint-Domingue est par exemple la première île productrice de sucre au monde. La traite négrière transatlantique, c'est-à-dire, le commerce d'esclaves noirs entre l’Afrique et les colonies est orchestrée par les grandes puissances coloniales.
Les esclaves sont arrachés à leur pays et transportés dans des bateaux, entassés dans les cales, avant d’être vendus au plus offrant, comme l’illustre la représentation ci-dessous du navire La Marie Séraphique, où l’on voit des centaines d’individus savamment disposés afin de maximiser la place disponible.
Dans le royaume, l’esclavage est largement soutenu par l’État royal, les grandes familles et les élites commerçantes et les grands propriétaires de plantations. Cependant, au cours du siècle émergent de nouvelles idées réclamant l’abolition de l’esclavage et de la traite. Certains philosophes des Lumières, tels que Montesquieu, Rousseau ou Diderot, mettent en avant l’égalité entre les hommes et une théorie du contrat lié à la liberté naturelle de tous les hommes : l’autorité est concédée par un contrat tacite entre les hommes et ceux qui les gouvernent. En aucun cas, l’autorité ne peut être imposée sans l’accord général sinon elle est oppression et dictature
En 1788, sur le modèle de la société pour l’abolition de l’esclavage créée à Londres la même année, la société des amis des Noirs est fondée en France. Ses membres, parmi lesquels Brissot, Condorcet, Lafayette ou encore Mirabeau, tentent de mobiliser l’opinion en faveur des idées abolitionnistes lorsque Louis XVI prend la décision de réunir en 1789 les États généraux du Royaume.
Pour préparer cette assemblée, villes et villages sont invités à rédiger des cahiers de doléances. Dans ces cahiers apparaissent les vœux, les requêtes et les réclamations des communautés.
Le 19 mars, les habitants de Champagney, petit village de Haute-Saône, rédigent le leur et dénoncent la condition des esclaves des colonies en l’article 29 du cahier de doléances des habitants de Champagney. Cet article est avant-gardiste et fait du village un phare de l’antiesclavagisme dans une société où l’asservissement est licite.
Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux que souffrent les nègres dans les colonies, sans avoir le cœur pénétré de la plus vive douleur, en se représentant leurs semblables, unis encore à eux par le double lien de la religion, être traités plus durement que ne le sont les bêtes de somme. Ils ne peuvent se persuader qu'on puisse faire usage des productions des dites colonies si l'on faisait réflexion qu'elles ont été arrosées du sang de leurs semblables : ils craignent avec raison que les générations futures, plus éclairées et plus philosophes, n'accusent les Français de ce siècle d'avoir été anthropophages, ce qui contraste avec le nom de français et encore plus celui de chrétien. C'est pourquoi, leur religion leur dicte de supplier très humblement Sa Majesté de concerter les moyens pour, de ces esclaves, faire des sujets utiles au royaume et à la patrie.
Avec la Révolution française, les structures politiques et sociales sont bouleversées en métropole comme dans les colonies. En août 1791, une formidable révolte servile éclate sur l’île de Saint-Domingue. En proie à la guerre civile, l’île devient aussi le théâtre d’un affrontement militaire entre les troupes françaises et leurs ennemis anglo-espagnols. Dans ce contexte chaotique, le 29 août 1793, Sonthonax, député commissaire envoyé à Saint Domingue proclame la liberté générale sur place. Par cette décision il cherche à la fois à rallier les esclaves révoltés à la cause de la République mais aussi à mettre en œuvre les principes du droit naturel chers à ce juriste de formation qui écrivait dès 1790 : « Oui nous osons le prédire avec confiance : un temps viendra – et le jour n’est pas loin – où l’on verra un Africain à tête crépue sans autre recommandation que son bon sens et sa vertu, venir participer à la législation dans le sein de nos Assemblées nationales ».
Une délégation tricolore (un blanc, un noir et un métis) brave les périls d’un océan en guerre pour obtenir une confirmation des députés. Elle est reçue à la Convention lors de la séance du 16 pluviôse an II (4 février 1794). L’abolition de l’esclavage est proclamée sans compensation lors de cette séance que Nicolas André Monsiau cherche à immortaliser. Son tableau en offre une vision idéalisée où se mêle la liesse attestée des députés et les effusions reconnaissantes d’esclaves affranchis, projeté dans cette scène fictive, au cœur de l’assemblée
Malgré cette avancée, en 1802, Napoléon Bonaparte, premier consul, rétablit l’esclavage. Il faut attendre le 27 avril 1848, pour que l’esclavage soit aboli de manière définitive dans les colonies françaises d’Outre-mer et d’Afrique.
Pourtant, aujourd’hui encore il perdure. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime qu’en 2016, plus de 40 millions d’êtres humains en sont victimes, et ce malgré la Convention de Genève de 1949, qui reconnaît l'esclavagisme comme un crime contre l’humanité**.
Les victimes de cet esclavagisme, dit moderne, sont principalement des femmes, dans le cas d’exploitations sexuelles, et des enfants, en ce qui concerne le travail forcé, comme en témoigne cette photographie qui représente deux enfants nigériens prélevant de la terre qui servira à enduire des maisons.
Matthieu Stricot, « Le fléau de l’esclavage contemporain », CNRS Le Journal [en ligne], publié le 10 mai 2021, consulté le 10 janvier 2025
Rappeler cette permanence, c’est souligner combien le « vœu de Champagney » reste pleinement d’actualité.
En 1971, ce vœu inspire la fondation de la Maison de la négritude et des droits de l’Homme, parrainée par Léopold Sédar Senghor, président du Sénégal. Depuis le mémorial n’eut de cesse de se développer pour témoigner non seulement de la déportation de millions d’Africains mais aussi, et par-delà, de leur culture.
Pour aller plus loin
Publications :
Manuel Covo, « 1791, La Révolution dans les plantations », dans Patrick Boucheron (dir.), L’histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2017
Manuel Covo, « L’autre scène révolutionnaire », L’Histoire, n° 93, 2021
Dorigny Marcel et Gainot Bernard, Atlas des esclavages de l’Antiquité à nos jours, 2013, rééd. Paris, Autrement, 2022
Régent Frédéric, La France et ses esclaves, De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Paris, Pluriel, 2012
Documentaire :
Les routes de l’esclavages, 4 épisodes, ARTE
Podcast :
Les mémoires vives, 3 épisodes, Musée d’histoire, château des ducs de Bretagne
Les abolitions de l’esclavage, 6 épisodes, France Culture
Louise Floriot, Clémence Bordet, Djounaidi Assoumani