Nombre de petites villes qui, de l'époque moderne jusqu'au milieu du XXe siècle, constituaient les nœuds florissants d'un maillage territorial relativement continu et dense connaissent un essoufflement graduel, parfois relativement brutal, de leur territoire. Les atouts passés sont alors vécus comme une difficulté, dans la mesure où elles doivent faire face économiquement et écologiquement au poids d'un patrimoine industriel et historique important, parfois valorisé par exemple via la reconnaissance de l’UNESCO, mais assorti de contraintes difficilement supportables financièrement. Sur le plan écologique, l'industrialisation puis la désindustrialisation de la seconde moitié du XXe siècle ont également laissé un héritage coûteux, avec des pollutions, des paysages dégradés. A cela s’ajoute des inégalités croissantes, une paupérisation progressive tant socio-économique qu'intellectuelle avec la disparition de structures éducatives et culturelles… Les populations concernées sont donc d'autant plus vulnérables que leurs perspectives de développement se réduisent et que la fracture se creuse avec d’autres territoires dynamiques.
Comment penser le changement dans ces conditions de surcharge patrimoniale, de déclin démographique et de paupérisation ? Comment ces petites villes peuvent-elles développer des actions innovantes pour relancer une attractivité et un développement durable ? Comment les collectivités peuvent-elles impliquer la population dans cette réflexion, en l'aidant à se réapproprier son espace de vie dans ces dimensions à la fois historique et environnementale ? Comment relancer une dynamique de collaboration ou coopération qui suscite la co-construction d'une stratégie d'innovations locales s'appuyant sur une analyse fine des héritages et des atouts patrimoniaux (historiques, sociaux, économiques et environnementaux) ? En d'autres termes, comment ces villes peuvent-elles se « reconnecter » pour jouer pleinement un rôle d'acteur positif dans la dynamique territoriale régionale et devenir un facteur d'attractivité pour la région en termes démographiques, socio-économiques et culturels ?
Les collectivités territoriales confrontées à ces questions tentent d’y répondre par des actions de dynamisation ou de revitalisation de leur territoire, dans le cadre de différents dispositifs régionaux ou nationaux. Véritable enjeu démocratique, les projets de revitalisation n’en restent pas moins complexes à coordonner et orienter, dans la mesure où ils mettent en jeu de multiples facteurs (économiques, sociaux, politiques, environnementaux) qui interagissent… et qui sont parfois difficiles à appréhender dans leur ensemble et dans la durée par les acteurs locaux. C’est la nécessité d’une prise de recul et un besoin d’analyse du processus de redynamisation de leur territoire à travers leurs actions qui motivent la demande d’accompagnement des collectivités auprès de chercheurs en sciences humaines.
Depuis quelques années, des chercheurs associés à la MSHE ont ainsi répondu à plusieurs sollicitations sous la forme de projets de recherche-action ciblés sur des territoires spécifiques (Salins les Bains, Belfort-Montbéliard, Genlis, Besançon, Bibracte-Glux en Glenne…) et/ou sur des questions particulières (innovation, emploi, zone industrielle, revitalisation bourg-centre, transition socio-écologique, patrimoine culturel et naturel, biodiversité, aménagement…). Suite à ces différentes actions de recherche menées dans le domaine des dynamiques territoriales (1) les chercheurs ont mis en commun leurs expériences pour construire un cadre conceptuel et analytique plus solide, dans le cadre du programme de recherche « ORTEP Revitalisation » financé par la Région Bourgogne-Franche-Comté de 2017 à 2019.
ORTEP Revitalisation est à présent en voie d’achèvement ; ses principaux résultats sont présentés ci-après.
La production des données et de connaissances partagée via la plateforme technologique SHERPA
Le programme est piloté par une équipe pluridisciplinaire de neuf chercheurs (2), en économie, géographie, aménagement du territoire, archéologie, sociologie et sciences de l’information. La plateforme technologique SHERPA lui a apporté son appui, notamment pour acquérir, produire, gérer et cartographier l’information à partir des données planimétriques, photographiques, textuelles, 3D ou d’enquêtes recueillies sur le terrain et géoréférencées. En effet, pour saisir les processus de revitalisation, l’équipe s’est appuyée sur des études de cas qu’elle a documentées, analysées et partagées pour construire une réflexion théorique transversale aux quatre opérations qui ont rythmé le programme :
- Deux études de cas portant sur les projets de revitalisation du territoire industriel Belfort-Montbéliard (opération 1) et du centre-bourg de Salins-les-Bains (opération 2) (3) ;
- Une étude des comportements des habitants de Bourgogne-Franche-Comté dans le contexte de la transition socioécologique (opération 3) (4), afin de saisir la capacité des citoyens à s’engager dans les transitions nécessaires ;
- Une réflexion conceptuelle et méthodologique sur le patrimoine numérique (opération 4) (5), comme levier pour « reconnecter » un territoire et lui redonner de l’attractivité.
- Une étude des comportements des habitants de Bourgogne-Franche-Comté dans le contexte de la transition socioécologique (opération 3) (4), afin de saisir la capacité des citoyens à s’engager dans les transitions nécessaires ;
- Une réflexion conceptuelle et méthodologique sur le patrimoine numérique (opération 4) (5), comme levier pour « reconnecter » un territoire et lui redonner de l’attractivité.
Une démarche de co-construction sciences/société
Partant de l’hypothèse que le savoir n’est pas exclusivement détenu par les chercheurs mais qu’il est partagé avec les acteurs des territoires au sens large, l’équipe de recherche a tenu a travaillé avec ces derniers dans une démarche de co-construction. Autrement dit, les études menées ont associé, selon les opérations, élus, agents des collectivités, associations et citoyens au même titre que les chercheurs, dans une perspective de complémentarité des compétences de chacun. Les chercheurs ont apporté leur expertise disciplinaire tout en refusant d’adopter une position de cabinet de conseil vis-à-vis de la collectivité. Dans cette approche, chercheurs et acteurs locaux se confrontent ensemble aux difficultés rencontrées, se concertent et apprennent collectivement les uns des autres. Dans ce « forum hybride » – tel que le nomment les chercheurs – chacun a son rôle, de citoyen, d’expert, de technicien, de décisionnaire mais les points de vues et pratiques sont tous considérés de manière équivalente pour créer les conditions du dialogue entre orientations contradictoires. Dans certains cas, comme à Salins les Bains, où le problème n’était pas clairement identifié, l’équipe a mis en place une « communauté d’enquêteurs », hybride également puisqu’elle était constituée de citoyens, chercheurs, techniciens et élus, pour mener conjointement une enquête de diagnostic autour du trouble ressenti par la population face au sentiment de déclin et aux actions de revitalisation proposées par la municipalité.
Ces espaces de concertation publique se sont organisés sous des formes multiples (formations, ateliers, entretiens…) et avec différentes générations, y compris des lycéens dans le cadre de projet « une classe, des chercheurs ».
La démarche menée sur plusieurs zones d’étude a guidé la co-construction d’un cadre conceptuel et méthodologique généralisable à d’autres thématiques, sous la forme d’un écosystème de recherche, appelé écosystème ORTEP (5).
Un cadre d’analyse de la revitalisation
Cette posture a permis aux chercheurs d’observer une pluralité d’actions et d’acteurs susceptibles de participer à la revitalisation des territoires dits en déclin. En effet, l’objectif de la revitalisation ne se limite pas aux acteurs publics et aux plans d’actions élaborées dans le cadre de dispositifs précis mais implique une multiplicité d’acteurs œuvrant à différentes échelles territoriales pour améliorer la situation sur leur territoire. Les chercheurs citent pour exemples les collectifs de quartier qui mettent en place du compostage ou entretiennent des lieux via le jardinage sur des terrains privés mis à disposition, ou encore l’initiative personnelle d’individus qui décorent la vitrine d’un magasin abandonné qui leur appartient – cas observé à Salins les Bains.
Pour rendre compte de toutes les forces agissantes dans le processus de revitalisation, les chercheurs parlent d’actants au sens où ces forces ne sont pas seulement humaines. Il peut s’agir d’une entreprise comme Alsthom à Belfort ou d’une rivière comme la Furieuse à Salins les Bains. L’inaction même de certains peut être une force agissante, en bloquant ou freinant la mise en place, le déroulement ou l’aboutissement d’actions de revitalisation. Cela a été observé par exemple dans le cas du technopôle de Belfort avec l’absence d’intervention sur le patrimoine industriel bâti jusqu’à une date tardive.
Au-delà de l’analyse des actants, les chercheurs ont adopté une conception systémique du territoire et ont fondé leur cadre d’analyse sur un ensemble de cinq clefs de lecture dynamiques incluant, outre les actants/acteurs, l’espace géographique, les lieux, les représentations et la dimension temporelle. Chacune de ces clefs de lecture constitue le fondement des dynamiques territoriales au sens large du terme. Elles ont été analysées les unes relativement aux autres car les dimensions interfèrent dans l’effort de description qui peut être fait d’une situation ou d’un phénomène.
Dans cet effort de description commun l’interdisciplinarité a joué un rôle décisif. En effet, pour chaque indicateur analysé au prisme des différentes clefs de lecture, les concepts utilisés et leur inscription dans des cadres théoriques précis (théorie de la complexité, approche pragmatiste, sociologie de la traduction, pensée institutionnaliste et évolutionniste) ont facilité leur traduction et leur appropriation par le groupe de chercheurs, voire leur redéfinition afin de rendre lisible un cadre d’interprétation des dynamiques de revitalisation observées. La notion de « ressources » par exemple n’est pas envisagée en tant que donnée ou réalité du territoire, mais comme le produit d’interactions multiples entre des acteurs et des actants, d’ordre naturel et/ou construits : ressources technologiques, économiques, financières, organisationnelles... Autrement dit, il n’existe pas de ressources en soi. Cette conception permet d’éviter un rapport dual homme/nature, tout en incluant des ressources intangibles, telle la réputation. Situer une ressource dans un territoire ne suffit pas à produire du développement ou de la revitalisation ; un certain contexte est nécessaire pour que la ressource se territorialise et que le territoire se ressource.
In fine, l’équipe de recherche a ainsi pu proposer un cadre d’analyse des processus de revitalisation dans une durée plus longue que celle de l’action. Destiné à tous les acteurs impliqués dans des projets de revitalisation, il vise à comprendre les dynamiques territoriales spécifiques à leur territoire dans un cadre réflexif élargi.
Jalons pour une construction collaborative du concept de revitalisation territoriale
La démarche de co-construction avec la société, la production de données et le cadre analytique à base des cinq clefs de lecture pour accompagner les acteurs locaux dans leurs projets de revitalisation ne suffisait cependant pas à comprendre et à définir précisément ce qu’est le processus de revitalisation. Utilisé par les acteurs publics pour désigner une catégorie d’action publique, le terme n’était pas précisément défini ou sans véritable fondement sur le plan académique, bien qu’il soit de plus en plus utilisé par différentes disciplines en sciences humaines et sociales. L’équipe ORTEP revitalisation a donc entamé une réflexion interdisciplinaire pour co-constuire le concept de revitalisation en tant qu’outil de connaissance scientifique. Cette conceptualisation s’appuie sur cinq grands principes élaborés progressivement, dans une démarche caractérisée par de nombreux aller-retour, entre temps de réflexions collectives interdisciplinaires et études de cas approfondies :
- Principe 1 : Il y a revitalisation quand des acteurs prennent conscience et convergent vers la reconnaissance de troubles associés à l’idée d’un déclin territorial.
- Principe 2 : Il y a revitalisation quand des acteurs s’accordent sur une aire géographique et sur un horizon temporel pour conduire l’action.
- Principe 3 : Il y a revitalisation quand des acteurs mobilisent des ressources locales antérieures matérielles, immatérielles et/ou humaines, combinées à l’introduction de ressources nouvelles.
- Principe 4 : Il y a revitalisation quand des acteurs portent un plan d’actions ou un projet commun et ont une intentionnalité́ d’actions pour améliorer leur situation sur le territoire.
- Principe 5 : Il y a revitalisation quand des éléments cruciaux du système territorial changent radicalement, concourant à une déstructuration, une recomposition et une restructuration du système territorial.
- Principe 2 : Il y a revitalisation quand des acteurs s’accordent sur une aire géographique et sur un horizon temporel pour conduire l’action.
- Principe 3 : Il y a revitalisation quand des acteurs mobilisent des ressources locales antérieures matérielles, immatérielles et/ou humaines, combinées à l’introduction de ressources nouvelles.
- Principe 4 : Il y a revitalisation quand des acteurs portent un plan d’actions ou un projet commun et ont une intentionnalité́ d’actions pour améliorer leur situation sur le territoire.
- Principe 5 : Il y a revitalisation quand des éléments cruciaux du système territorial changent radicalement, concourant à une déstructuration, une recomposition et une restructuration du système territorial.
Ce travail est présenté de façon détaillée dans un article écrit à 14 mains et publié le 12 mars 2022 dans la revue en ligne Cybergéo sous le titre « Jalons pour une construction collaborative du concept de revitalisation territoriale ».
(1) En particulier, « ODIT – Observatoire des dynamiques industrielles et territoriales » (2011-2015), « Salins 2025 » (2016-2019) et « TEePI - Transition énergétique et patrimoine industriel : des sciences historiques aux sciences de l'ingénierie » (2016-2022).
(2) Philippe Barral, professeur d’archéologie protohistorique (laboratoire Chrono-environnement, UBFC) et directeur de la MSHE ; Marina Gasnier, maîtresse de conférences en histoire des techniques (Axe transversal RECITS, laboratoire FEMTO-ST, UBFC) ; Christian Guinchard, maître de conférences HDR en sociologie (laboratoire LASA, UBFC) ; Nathalie Kroichvili, professeure d’économie et en aménagement du territoire (Axe transversal RECITS, laboratoire FEMTO-ST, UBFC) ; Cyril Masselot, maître de conférences en information-communication (laboratoire CIMEOS, UBFC) ; Alexandre Moine, professeur de géographie (laboratoire Théma, UBFC) ; Sophie Némoz, maîtresse de conférences en sociologie (laboratoire LASA, UBFC) ; Laure Nuninger, chargée de recherche CNRS en archéologie spatiale (laboratoire Chrono-environnement, UBFC) ; Matthieu Thivet, ingénieur de recherche (laboratoire Chrono-environnement, UBFC).
(3) La MSHE accompagne Salins 2025 et La revitalisation de Salins vue par les lycéens : présentation de leurs projets à la MSHE
(3) La MSHE accompagne Salins 2025 et La revitalisation de Salins vue par les lycéens : présentation de leurs projets à la MSHE
(4) Lancement de l’Observatoire de la transition socio-écologique et Réussir ensemble la transition socioécologique en Bourgogne-Franche-Comté
(5) Écosystème de recherche ORTEP, MSHE C. N. Ledoux, DAO : Laure Nuninger