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Regard de chercheurs en sciences humaines sur une boite à outils d’ingénieurs

202207013 TMSComment transmettre sur plusieurs milliers d’années ? C’est la question que posent les projets de stockage en couche géologique profonde des déchets hautement radioactifs et à vie longue, développés dans différents pays. En effet, si ce mode de stockage répond à la double volonté de soustraire des déchets très dangereux aux aléas des actions humaines et d’enfermer la radioactivité le temps de sa décroissance, il suppose également de transmettre la mémoire des sites aux générations futures. La question intéresse aussi Laetitia Ogorzelec, professeure de socio-anthropologie au LaSA (1) : « cet effort-là pour penser la transmission sur le temps long est très intéressant pour nous, socio-anthropologues qui essayons de comprendre comment les institutions humaines durent dans le temps, comment il est possible de produire de la continuité et de la durée… ». Avec cet intérêt de recherche, Laetitia Ogorzelec a répondu à une demande de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), chargée du projet « Cigéo » (2) en France.
La commande de l’Andra – intégrée à l’action de recherche TMS (3) – consiste en l’analyse de la « boîte à outils » que les agences concernées par ce type de projets ont développé dans le cadre d’un programme international (4). « "Boite à outils" est le terme utilisé dans le programme – explique Laetitia Ogorzelec : comme on a affaire à des ingénieurs, ils ont spontanément renoué avec un geste d’ingénieur et se sont donné une boite à outils ». Cette dernière vise à doter les acteurs d’un ensemble de moyens opérationnels de transmission, afin d’assurer la connaissance et la signalisation des sites de stockage à différentes échelles de temps, allant jusqu’à plusieurs milliers d’années. Elle prend la forme d’un rapport d’une centaine de pages et comprend 35 « mécanismes ». Chacun d’eux est caractérisé par ses atouts, contraintes, les acteurs concernés, l’échelle de temps visée… Les mécanismes envisagés sont très hétérogènes : des capsules temporelles qui pourraient être enterrées à proximité des sites aux réglementations des usages des terres en passant par les archives, les monuments, les musées ou encore la mobilisation de l’art.
Conformément à la demande de l’Andra, les chercheurs (5) ont interrogé les mécanismes pour en appréhender les effets et la pertinence. Les ingénieurs envisagent, par exemple, les sites de stockage comme un possible patrimoine industriel. Mais la logique qui sous-tend la valorisation d’une ancienne usine peut-elle s’appliquer avec le même succès à un dispositif de stockage de déchets nucléaires ? « Un site de stockage – analyse la chercheuse – est susceptible de stigmatiser un territoire, d’être considéré comme un patrimoine négatif et de poser la question de la gestion de ce stigmate. Ce qui peut nous sembler évident en tant que socio-anthropologue ne l’est pas nécessairement pour les ingénieurs. Notre travail consiste à expliciter des logiques sociales qui restent implicites, parfois impensées, dans la réflexion des ingénieurs. »
Pour donner à penser la complexité dans laquelle prend place chaque mécanisme, les chercheurs le réinscrivent dans « un monde » – un monde fait de relations entre acteurs, institutions, dispositifs matériels… qui le compose et le caractérise. Prenant notamment appui sur les travaux de Howard Becker (6), Laetitia Ogorzelec souligne que l’art, l’un des mécanismes envisagés, ne se réduit pas aux seuls artistes : « le monde de l’art, ce sont aussi les musées, l’éclairagiste qui met en valeur l’œuvre jusqu’à la gestion du parking qui permet au public de venir l’admirer… Chaque mécanisme s’inscrit dans un monde dense et organisé, qui se caractérise par certaines connexions que l’on ne retrouve pas nécessairement dans d’autres mécanismes ».
Puis, chaque mécanisme a été passé au crible de l’analyse interdisciplinaire des chercheurs, en prenant appui sur de nouvelles catégories descriptives. Au nombre de neuf (7), ces catégories donnent une nouvelle lecture des mécanismes et mettent en exergue leurs limites et les contraintes auxquelles ils sont soumis. « La catégorie technologie sociale par exemple – reprend Laetitia Ogorzelec : il nous a semblé important de ne pas séparer les supports matériels, comme les archives, les monuments, les œuvres etc. – qui sont des mécanismes de la boîte à outils – et les technologies sociales qui leur permettent de s’inscrire dans la durée et de conserver le sens qu’on avait voulu leur donner. » Et de poursuivre son exemple en citant le monument. Pour que ce dernier conserve son efficacité en tant que support mémoriel, il convient de lui associer un ensemble de gestes commémoratifs, à défaut desquels le monument risque de perdre toute signification « et même finir, paradoxalement, par renforcer l’oubli ! » précise la chercheuse.
Un autre niveau d’analyse proposé par les chercheurs consiste ensuite à comparer les mécanismes entre eux à l’aide des neuf catégories descriptives. « La comparaison des mécanismes catégorie par catégorie – explique Laetitia Ogorzelec – est une façon de faire apparaitre des logiques communes ou divergentes mais toujours structurantes de la boîte à outils. » Plusieurs mécanismes font, par exemple, apparaître une asymétrie entre des acteurs experts, détenteurs de connaissances, et un public profane qu’il faut sensibiliser et informer. Mais, ils ne soulignent à aucun moment la différence essentielle que pointent les chercheurs entre communiquer des informations et les assimiler dans un ensemble de connaissances. Laetitia Ogorzelec reprend : « il s’agit plus d’une transmission de notions et d’informations abstraites que d’un apprentissage de capacités à mobiliser ces savoirs – ce qui peut poser question sur le long terme ». Ainsi, les chercheurs proposent-ils aux ingénieurs de l’Andra une démarche d’analyse propre à les accompagner dans un pas de côté, et in fine, leur permettre de revenir à la boîte à outils différemment armés.
Les chercheurs ont remis le rapport final au commanditaire en février et lui ont présenté la démarche d’analyse ce printemps. Pour autant, l’action de recherche TMS n’est pas close. Les chercheurs souhaitent prolonger la réflexion, notamment à travers l’exploration d’une représentation graphique de l’analyse, qui pourrait prendre la forme d’un cosmogramme…
 
(1) Laboratoire de sociologie et d’anthropologie de l’UFC.
(2) Centre industriel de stockage géologique
(3) L’action « TMS – Transmettre la mémoire des sites de stockage de déchets radioactifs » est portée par Laetitia Ogorzelec dans le pôle 2 « Interactions homme-environnement » de la MSHE.
(4) Le programme « Preservation of Records, Knowledge and Memory » a notamment rassemblé les agences européennes, américaine, japonaise, de 2011 à 2019.
(5) L’équipe est composée, outre Laetitia Ogorzelec, de Alexandre Moine, géographe (laboratoire ThéMA), Nanta Novello Paglianti en sciences de l’information et de la communication (laboratoire CIMEOS), Laure Nuninger, archéologue (laboratoire Chrono-environnement), Christian Guinchard, socio-anthropologue (LaSA), Simon Calla, chercheur post-doc en sociologie (LaSA), Damien Clerc (doctorant au LaSA).
(6) Les mondes de l’art, Flammarion, 1988
(7) Les catégories sont les suivantes : technologie sociale, scénario, destinataires, temporalité engagée, régime de durée, mode de territorialisation, relations, formule d’investissement, modalité d’existence.