La collection des Cahiers de la MSHE, aux presses universitaires de Franche-Comté, s’enrichit d’un nouveau titre : Terre, États et communautés en Amérique latine. Droits de propriété et construction politique dans la longue durée dirigé par Eric Léonard, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Quatorze chercheur·e·s, de différentes disciplines (1), exerçant en Amérique Centrale, Argentine, Chili, Colombie, France, Mexique et Pérou, ont contribué à ce livre. Leurs analyses s’attachent à saisir, dans l’Amérique continentale hispanophone, les articulations entre construction politique des États, changements des régimes de propriété et transformations des communautés villageoises, de la période coloniale aux réformes néolibérales. Un ouvrage qui en se plongeant dans le temps long éclaire le présent.
Rencontre avec Éric Léonard.
Les communautés villageoises sont au cœur du livre. Que recouvrent-elles ?
Eric Léonard. La figure de la communauté rurale, ou paysanne, est l’institution sociale qui a la plus longue histoire en Amérique latine hispanique. Elle a été instituée dès la fin du XVIe siècle par la couronne espagnole, à des fins qui combinaient le contrôle politique et religieux des populations autochtones et leur protection vis-à-vis des appétits économiques des colons. La « communauté d’Indiens » a été dotée de terres et d’un gouvernement propres, fonctionnant dans une large autonomie institutionnelle. A cela s’est ajoutée la question des groupes de population, métis, Indiens, Noirs marrons, qui se déplaçaient vers les frontières externes ou internes de l’Empire, qu’il s’agisse des « déserts » du Nord et du Sud du continent, ou les forêts et les zones de montagne tropicales. Ces populations cherchaient à échapper aux structures de contrôle coercitif des communautés établies ou des élites coloniales et à trouver des conditions de vie plus favorables, là aussi dans une situation d’autonomie large.
Ces communautés ont donc une longue histoire, restituée au travers des contributions. Quels en sont les grands traits ?
EL. L’autonomie que je viens d’évoquer a posé problème aux pouvoirs centraux lorsqu’il s’est agi de penser les modèles d’État et de Nation modernes que les élites politiques et économiques voulaient mettre en place, et ce dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais plus encore à partir des indépendances, au cours des années 1820. Pendant plus d’un siècle, la grande question à laquelle ont été confrontés les gouvernements indépendants a été l’incorporation des communautés rurales aux projets d’État-Nation à travers des politiques d’uniformisation des régimes de citoyenneté et des systèmes de gouvernement. Il s’agissait aussi d’intégrer ces communautés aux marchés nationaux et internationaux (fonciers, du travail, des produits, du crédit) sur lesquels les États comptaient fonder leur développement économique.
Le levier central de ces politiques d’intégration nationale a été le démantèlement des propriétés communautaires, leur répartition en possessions individuelles et la libéralisation des marchés fonciers. Les élites libérales du XIXe siècle pensaient résoudre la question de l’autonomie politique des communautés et diffuser un modèle de citoyenneté nationale, individuelle et universelle en touchant la ressource centrale sur laquelle les gouvernements communautaires fondaient leur légitimité et leur fonctionnalité.
Au long du XIXe siècle, les communautés ont tenté de résister à ces injonctions de démantèlement de leurs propriétés collectives. Finalement, elles ont dû s’y résoudre, souvent par la force, mais aussi sous la pression de certains secteurs de leur population qui s’étaient déjà intégrés dans les réseaux de l’économie marchande et souhaitaient échapper aux formes traditionnelles de contrôle social. C’est alors que, dans une majorité des cas, les nouveaux propriétaires fonciers sont tombés sous l’emprise d’opérateurs financiers et commerciaux qui les dépossédèrent de leurs terres.
L’Amérique latine est connue pour avoir été, et demeurer dans une large mesure, un paradigme de concentration de la propriété et d’opposition entre grands domaines et paysannerie établie sur de très petites surfaces, souvent semi-prolétarisée. Au XXe siècle, les régimes politiques modernisateurs qui se sont installés à partir des années 1930 ont tenté de corriger ces inégalités et de résorber les tensions sociales du milieu rural en promulguant des réformes agraires. Outre leurs attendus en matière de justice sociale, l’objectif de ces réformes était de nouveau d’opérer l’intégration des sociétés paysannes au projet de Nation en modifiant la répartition de la propriété, le contenu des droits fonciers et les instances régulant leur circulation.
Mais comme certains chapitres de l’ouvrage le décrivent, ces tentatives d’intégration ont souvent été subverties par des logiques d’autonomie que les communautés reconstituées par les réformes agraires manifestaient dans la gouvernance de leurs terres et de leurs affaires politiques.
Aujourd’hui, quelle est la situation ?
EL. Nous nous trouvons aujourd’hui face à une nouvelle configuration de réformes légales qui parcourent l’ensemble des pays du continent. Ces réformes sont d’inspiration néolibérale, mais elles combinent des objectifs et des critères souvent contradictoires, ou du moins qui sont en friction. On y trouve, de façon surplombante, des mesures classiques de promotion du marché, par :
- l’individualisation de la propriété,
- la libéralisation des transferts de terre, avec le démantèlement des formes collectives de contrôle de l’usage et de la circulation des droits,
- le soutien aux investisseurs privés, souvent à travers la concession de droits d’exploitation des ressources du sous-sol, des eaux, ou des terres du domaine public.
Mais s’y ajoutent, et souvent s’y superposent, des politiques de conservation de ressources naturelles, de protection de la diversité culturelle des peuples autochtones ou afrodescendants, ou de réparation des injustices et des violences commises, parfois depuis l’époque coloniale, à l’encontre de certains groupes. Ces politiques s’appuient sur la reconnaissance des droits collectifs sur des territoires occupés ou revendiqués par les groupes auparavant discriminés.
Les formes communautaires sont donc, conjointement, attaquées par les programmes de privatisation et de marchandisation des ressources, et reconnues légalement, parfois investies de la gouvernance de territoires nouvellement institués. Ces communautés sont donc un peu le sparadrap des États latino-américains et des élites nationales, c’est-à-dire des organisations sociales et territoriales omniprésentes, dotées d’une grande légitimité politique historique et assises sur un imaginaire culturel puissant, mais qui constituent une puissance de contestation encombrante pour des élites qui cherchent à assoir la centralité de l’État et des formes de coordination économique et politique désencastrées des réseaux de sociabilité communautaires.
Les communautés villageoises ont toujours fait preuve de résilience et n’ont pas disparu finalement ?
EL. Effectivement, les grands paradigmes en matière de politiques foncières ont oscillé entre l’institutionnalisation de formes communautaires et de droits collectifs chapeautés et monitorés par des instances étatiques, d’une part, et l’imposition d’une conception individuelle et privative de la propriété, de l’autre.
En miroir, les sociétés paysannes ont répondu par la construction de régimes de propriété hybrides, qui combinaient systématiquement des formes de possession individuelle, permettant une gestion souple des enjeux d’intégration sociale et d’engagement dans les marchés, et des formes de régulation collective, qui offraient des protections face à l’intromission d’acteurs extérieurs, dont les agents de l’État, à l’action coercitive des forces du marché, et aux effets délétères des aléas environnementaux ou économiques. Ces processus de construction d’institutions de propriété semi-autonomes ont été adossés à des recompositions constantes des organisations communautaires.
Il ne s’agit pas ici d’idéaliser la communauté paysanne comme espace de gouvernance démocratique et d’égalité sociale. Les communautés décrites dans l’ouvrage fonctionnent souvent suivant des mécanismes autoritaires, font elles-mêmes usage de la violence pour régler les dissensions et imposer des compromis ; elles fonctionnent sur un mode hiérarchique et souvent coercitif. Mais elles sont perçues par leurs membres et légitimées comme constituant des espaces d’autonomie et de protection vis-à-vis de forces avec lesquelles les familles paysannes ne savent pas composer et dont l’intrusion a souvent conduit à des processus violents de dépossession et d’exclusion socio-économique.
Vous évoquez la violence, qui traverse toute cette histoire, et que l’ouvrage met en exergue.
EL. La violence est, effectivement, un autre élément transversal des dynamiques historiques mises en évidence dans l’ouvrage. Elle constitue un mécanisme récurrent de régulation des affaires foncières.
Elle a pu être le fait des États (ou de leurs représentants), dans le cadre de leurs processus de formation et d’expansion ou à des fins d’imposition d’un nouvel ordre juridique et économique (comme c’est souvent le cas de nos jours dans les processus d’expansion des industries extractives). Elle a couramment été mise en œuvre par des acteurs privés (grands propriétaires, entrepreneurs miniers, opérateurs du crime organisé, paramilitaires, firmes…) pour prendre le contrôle des ressources possédées par des communautés ou des occupants de fait.
Mais elle constitue aussi un mécanisme de régulation au sein des communautés rurales, dans la résolution des litiges au sein des familles, pour contrevenir à des appropriations réalisées par certains groupes perçus comme menaçants pour l’ordre social local, ou encore pour s’approprier ou défendre des ressources réclamées par des entités voisines, grandes propriétés ou communautés, et maintenir l’existence de biens communs.
De ce point de vue, loin de marquer une rupture avec les formes historiques d’organisation de l’accès à la terre et aux ressources naturelles, les dynamiques actuelles de (néo)libéralisation des régimes de gouvernance semblent au contraire en actualiser les traits les plus marquants, qu’il, s’agisse de la permanence de formes coercitives et autoritaires de régulation (dont les opérateurs peuvent aussi être des organisations mafieuses ou des gangs, associés ou non à des secteurs de l’État ou à des entrepreneurs légaux) ou de celle de régimes pluriels, hybrides de propriété sur la terre et le territoire.
L'histoire ne se répète pas, mais elle se prolonge autour de questions récurrentes.
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(1) Anthropologie historique et sociale, géographie, histoire sociale et économique, sciences politiques, sociologie du droit.
Photo : Culture de la pomme de terre en Équateur © IRD, Olivier Dangles, François Nowicki