03

Des objets de la Libération,

traces de mémoires transnationales en constitution

La libération de l’Europe ouvre une nouvelle ère, porteuse de déplacements transnationaux d’individus et, à travers eux, d’objets ou de documents.
Ces déplacements sont en premier lieu d’ordre physique lors de la Libération et de la sortie de guerre, car des Français déportés ou envoyés au STO reviennent en France. D’autres, volontaires des Forces françaises libres, participent avec les Alliés à la pacification de l’Allemagne et de l’Autriche. Pour certains d’entre eux, ils restent un temps dans les zones d’occupation françaises installées dans ces deux pays à partir de l’été 1945.
Dans les deux cas, les objets rapportés deviennent des traces de ces expériences vécues, témoignages qui sont conservées soigneusement par les acteurs car porteuses de souvenirs tantôt joyeux, tantôt douloureux. Avec le temps, ces objets deviennent des supports concrets de différentes mémoires tangibles alors que la distance temporelle s’accroît avec les événements vécus. Objets et archives connaissent alors parfois un nouveau déplacement, d’un autre ordre, lorsqu’ils sont confiés au musée.
Les collections présentées ici incarnent la diversité de ces parcours individuels cabossés par la guerre, au travers des empreintes matérielles que les acteurs ont laissées depuis la Libération.

Le retour des déportés d’Allemagne

Les objets et archives présentés sont porteurs d’une mémoire douloureuse, celle des camps de concentration, que les rescapés veulent à la fois entretenir mais aussi mettre à distance pour pouvoir se reconstruire.
Ils portent en eux la mémoire des camps en France, le réseau des déportés, les amitiés mais aussi la reconstruction des individus et des familles par la recherche des disparus, les pèlerinages sur les lieux du crime, la guérison.

Denis Guillon (1926-1987), déporté par les Allemands pour faits de résistance en 1944-1945
Dessins de 1944 sur papier
Photo Studio Bernardot

Denis Guillon est un artiste maîtrisant le dessin et plus particulièrement l’art de la caricature. Il s’est formé comme dessinateur publicitaire aux établissements Vitry à Paris. Déporté de 1944 à 1945 pour avoir participé à des opérations de sabotage dans le Kommando méconnu de Günzerode, camp annexe de Dora-Mittelbau (Allemagne), ses œuvres clandestines représentent la vie quotidienne des déportés au sein des camps de concentration. La particularité de Guillon et de ses 23 dessins résident dans son style graphique et son humour toujours présent, comme arme face à l’humiliation et à la cruauté.

Le dessin intitulé Les travaux du mois d’août l'incarne : des prisonniers préparent une voie ferrée, des travaux pénibles sous un soleil de plomb. Cependant, les personnages sont représentés en train de s’assoupir, une araignée ayant eu le temps de tisser sa toile entre l’un d’eux, un escargot et une pelle, révélant une forme de résistance à la discipline de travail imposé par les nazis. Les œuvres de Guillon permettent de transmettre la vision de ceux qui étaient dans ce Kommando et aussi le souvenir de ceux qui ne sont plus.

 
Patrick Mougel
Ensemble de dix lettres d’anciennes déportées de Ravensbrück envoyées à Denise Guillemin (1921-2006)

Augustine Tomas, Marguerite Liotard et Suzanne Goizet 1945-1963,
Ax-les-Thermes, Vichy et Dijon
Inv. 2018.1336.02 et inv. 2020.1336.05
Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, Fond Denise Guillemin
Photo Studio Bernardot


Déportée en avril 1943 au camp de Ravensbrück pour faits de résistance, Denise Guillemin est libérée le 5 avril 1945 par la Croix-Rouge suisse en échange de prisonniers allemands. Dès leur retour, ses camarades de déportation Marguerite Liotard et Augustine Tomas débutent une correspondance avec Denise Guillemin. En 1963, à la suite de la publication de son livre, Matricule 19374, c’est Suzanne Goizet qui lui écrit.

Cette correspondance permet de retracer le retour à la vie normale des déportées dans lequel s’inscrit le besoin de cette amitié, accentué par l’incompréhension des proches. Suzanne Goizet se confie : « Il m’est souvent difficile, avec le recul, d’imaginer que c’est moi qui ai vécu ces heures-là ! ». Le lien entre elles est fort puisqu’il permet de poursuivre l’expérience concentrationnaire en échangeant sur ce traumatisme encore très présent, comme en témoignent d’ailleurs les signatures suivies de leurs matricules.

 
Cloé Chalumeaux
Jules et Bernard Bouveret, le retour d’un père et d’un fils déportés

Valise artisanale fabriquée par Bernard Bouveret, kommando d'Allach, Dachau
Inv. 2022.1613.01
Calot de Bernard Bouveret
Inv. 2022.1613.02
Portrait de Jules Bouveret, auteur inconnu (peut-être Pierre Hudelot), kommando d'Allach, Dachau
Inv. 2022.1613.03
Matricule de Bernard Bouveret « 72325 », kommando d'Allach, Dachau
Inv. 2022.1613.04
Photo Studio Bernardot


Bernard Bouveret, né le 28 octobre 1924 dans le petit village du Haut-Doubs de Chapelle-des-Bois, est le fils du tenancier de l’Hôtel-restaurant du Centre près de l’Église, Jules Bouveret et de sa femme Suzanne Bouveret. En 1938, après le décès prématuré de sa mère, Bernard aide son père au village. Toute son enfance est marquée par la montagne et surtout les falaises du Risoux, qui se dressent à la frontière entre la France et la Suisse et font partie du paysage historique de Chapelle-des-Bois. C’est un passage obligé pour la contrebande, alors très développée dans la région. Bernard, âgé de 16 ans devient passeur au printemps 1941 pour le service de renseignement suisse, il aide notamment des Juifs en fuite. En avril 1944, Bernard et Jules sont arrêtés puis conduits à la prison de Dijon, avant de transiter par le camp de Compiègne. Le 17 juin 1944, Jules et Bernard sont déportés à Dachau.

Bernard fait en sorte de toujours rester avec son père, la succession de leurs deux numéros de matricule en témoigne. Ils sont assignés à un Kommando satellite de Dachau, à Allach, dans lequel ils travaillent pour le compte de l’entreprise bavaroise BMW et sont affectés ensemble au Block 17. Jules et Bernard ne se quittent jamais jusqu’à la libération du camp fin avril 1945. Ils regagnent la Franche-Comté en mai 1945 grâce à la mission Marchand (Croix-Rouge) emportant chacun avec eux une valisette fabriquée par Bernard à Allach à partir de tiroirs de bureaux. Bernard Bouveret est décédé le 7 novembre 2020 à l'âge de 96 ans. Il a sauvé près de 200 Juifs durant la Seconde Guerre mondiale et était le dernier passeur de Franche Comté.

Maxime Boillon-Rémy

La défaite de l’Allemagne et l’occupation alliée

Les Français engagés dans les armées libérant l’Allemagne et l’Autriche rapportent des objets ou des traces de cette campagne militaire et parfois des débuts de l’occupation de ces deux pays.
Il en va ainsi pour les albums photo comme celui de Claude Gilles, jeune engagé dans la Première Armée. Il illustre le contexte de la campagne d’Allemagne comme il interroge sur tout ce que les photographies ne montrent pas.
Image
Album photographique, Campagne d'Allemagne

Claude Gilles (né en 1923)
Janvier-décembre 1945
Album de 86 tirages photographiques, noir et blanc, papier Velox et carton
Inv. 2017.1521.01
Fonds Claude Gilles, Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon
Photo Studio Bernardot


Engagé volontaire en janvier 1945 en tant que brancardier, Claude Gilles prend ces photos pendant la campagne d’Allemagne et après la capitulation allemande. Démobilisé en décembre 1946, il les conserve avant d’en faire un album qu’il donne au musée en 2017. Celui-ci retrace le parcours de ce soldat qui n’a connu ni les combats ni le pays dans lequel il pénètre début 1945. Nous pouvons suivre ses déplacements dans le sud-ouest de l’Allemagne (Karlsruhe, Forêt-Noire, Friburg, Lörrach, Trossingen) à travers des images qui nous montrent les difficultés et les moments de camaraderie, mais aussi la situation d’un pays qui doit subir l’occupation étrangère. L’attitude des Allemands surprend d’ailleurs l’auteur, comme le montre une photo d’un village où chaque habitant a sorti un drapeau blanc improvisé.
 
Clément Gambioli
Finir la guerre en France : de la capture à l’enfermement
Ensemble de photographies de Villers-le-Lac, Besançon et Émagny (Doubs), témoignant de la capture et de l’internement de soldats allemands à la Libération 1944-1948
Inv. 975.439.03, 979.538.4.2, 979.538.4 (13 à 16), 2010.1467.101
Auteurs anonymes
Photo MRDB

Cet ensemble de huit photographies, diverses par leur origine et ce qu’elles montrent, est arrivé au musée progressivement entre 1975 et 2010. La première photographie montre la capture d’un soldat allemand par les Forces Françaises de l’Intérieur à Villers-le-Lac en août 1944. Viennent ensuite six photographies des prisonniers de guerre allemands à la citadelle de Vauban de Besançon (Dépôt 85). Enfin, une dernière photographie montre des soldats allemands capturés lors de la libération d’Émagny par les troupes américaines en septembre 1944.
Ces photographies ont l’avantage de nous offrir une représentation de la capture immédiate mais variable des soldats allemands, juste après les combats, mais aussi de leur quotidien une fois transférés dans un camp de prisonnier, ici le Dépôt 85. Il est tout à fait intéressant de les comparer avec les œuvres de Herbert Müller afin de compléter les représentations des prisonniers de guerre dans les camps. Une photographie prise par les autorités montre forcément une scène différente d’une photographie prise par un habitant ou un soldat. En l’absence de ces informations, il est nécessaire d’aborder ces sources avec précaution.

 

Clément Gambioli

Les objets du quotidien

Les objets du quotidien de la guerre porteurs après la Libération d’une mémoire familiale deviennent aujourd’hui collections patrimoniales et sources d’histoire transnationale.
Alors qu'ils étaient de l'ordre de la banalité entre 1940 et 1944, les objets du quotidien sont aujourd’hui d’une part devenus iconiques de cette période, d’autre part ont acquis un statut de rareté (car ils n’ont été pas systématiquement conservés), voire une valeur marchande. Il en va ainsi de cet ensemble de chaussures artisanales.
Chaussures et pièces permettant leur fabrication

Bois, cuir, métal, toile, raphia (ou osier), paille, plastique
1940-1944, Franche-Comté
Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, fonds « Chaussures »
Dons de 1976 à 2017

N° inv. :
978.391.11.1 sandales (bleu/blanc/rouge)
2011.1453.01.1  semelle bois
2011.1453.01.2 empeigne
976.238.394 rondelles renforcement clouées sous semelle bois ;
2017.1522.05 chaussure femme
2017.1522.06 clous
2017.1522.07 (1-2) semelles articulées
Photo Studio Bernardot


Cet ensemble de chaussures franc-comtoises de pointures différentes, entières ou aux parties séparées, montre la diversité des moyens de se chausser dans la « zone interdite » en France occupée.
Besançon est envahie par les forces allemandes le 16 juin 1940. « L’aryanisation » de l'économie française, appliquée à l'ensemble de l'hexagone, est davantage poussée en cette zone. Font défaut tant la main d’œuvre (du fait du manque des prisonniers de guerre et du STO à partir de 1943) que les matières premières, l’armistice imposant à la France de livrer nombre de matières coûteuses : la laine, la soie, et bien sûr le cuir.  Les matériaux ayant servi à se chausser montrent la nécessité pour les particuliers de composer avec les moyens dont ils disposent. Ces chaussures permettent aussi de montrer une survivance de la mode. Jadis simples biens de consommation parmi d’autres, ces chaussures artisanes furent jetées après la Libération par des particuliers n’en percevant pas la valeur, désireux d'effacer dès que possible les mauvais souvenirs. Mais d'autres paires ont par chance été conservées, souvent entreposées dans les greniers. Devenues pièces de collection, elles sont maintenant données dans les musées par les descendants et enrichissent la mémoire collective.

 
Nicolas Bouchez
Célébrer la libération en Franche-Comté

Robe tricolore artisanale portée par Jeanne Oudot
Inv. 2021.1253.61
Drapeaux français sur bâton
Inv. 2021.1253.67
Fanion aux couleurs des Alliés (drapeau américain, anglais et français)
Inv. 2021.1253.64
Banderole fleurs
Inv. 2021.1253.63
Photographies, septembre à novembre 1944, Mancenans (25)
Inv. 2021.1253.75
Photo Studio Bernardot


Fin août, les forces alliées commencent à libérer la Franche-Comté en commençant par le Jura. De la fin du mois, jusqu’à la fin du mois de novembre 1944, la région fait l’objet de durs combats. Pour de nombreux franc-comtois, la libération tant attendue arrive. Cette année-là, Jeanne Oudot est alors âgée de 19 ans. Son village de Mancenans (Doubs) est libéré le 9 septembre mettant fin à plus de quatre années d’occupation allemande. Le 1er novembre 1944, le village fête sa Libération. Jeanne Oudot garde précieusement de nombreux objets évoquant cette journée. Différents drapeaux français, des décorations artisanales ornées de fleurs en papiers découpées ainsi qu’un fanion représentant des drapeaux américain, anglais et français pavoisent le village. Trois photographies, montrant le 5e Régiment de Tirailleurs marocains jouer de la musique, ont également été conservées par Jeanne Oudot.
Tristan Muret

Les relations entre l'US Army et la population civile à la Libération


Rations produites par l’industrie agroalimentaire américaine des années 1940 (Nestlé, Miles Lab Inc, WM Wrigley Jr. Company, Curtiss Candy Co., Rockwood...), photographies de Jeanne Oudot, Mancenans (Doubs), 1943 (rations), 1944 (photographies)
Inv. 2021.1253.68 à .72
Inv. 2021.1253.75
Photo Studio Bernardot


« 1ère patrouille ! Ces fleurs cultivées avec amour pour nos libérateurs [...] nous les avons offertes avec toute la reconnaissance qui gonfle nos cœurs.» Tel était la liesse faite aux G.I’s américains à la Libération. Ces quelques mots écrits par Jeanne Oudot à l’arrière de l’une des photographies la représentant en compagnie de soldats américains, montre la relation naissante entre la population et les libérateurs. Jeanne Oudot, alors âgée de 21 ans à la libération de son village de Mancenans (Doubs) a laissé au musée de nombreux objets-témoins de la guerre et de la Libération : son journal de guerre, une boîte à bijoux, un fonds composé de rations et d’objets-souvenirs.
La communion entre les troupes alliées et la population française est représentée par des cadeaux réciproques. Les photographies illustrent le fait que des soldats peuvent se faire offrir à boire et des bouquets de fleurs par les civils. Quant à la ration du soldat, il s’agit d’une nourriture confectionnée par les industries américaines qui est destinée à nourrir les troupes durant les combats. Elle leur permet aussi d’entrer en contact avec les populations locales en proie à la faim qui souffrent de la guerre depuis maintenant cinq années.
Patrick Mougel, Tristan Muret