Rencontre avec Fabien Knittel, qui publie La fabrique du lait Europe occidentale, Moyen-Âge – XXe siècle aux éditions du CNRS, dans le cadre de son projet de recherche « HYSAM - Hygiénisme, santé alimentaire et études médicales ».
Comment La fabrique du lait s’inscrit dans le projet HYSAM que vous coordonnez à la MSHE ?
Fabien Knittel : Je me suis intéressé au lait et aux techniques laitières dès 2013. Et à partir de mes recherches sur les textes agronomiques du XIXe siècle qui abordent les techniques laitières, j’ai examiné la dimension hygiéniste du sujet, point de départ, en 2019, du projet interdisciplinaire HYSAM.
Le projet HYSAM est construit autour d’une interdisciplinarité beaucoup plus large : histoire contemporaine, sociologie, médecine principalement. Mon ouvrage sur le lait est davantage resserré sur un dialogue entre histoire et agronomie, même si certains passages ont été rédigés grâce aux apports de la philosophie et de la sociologie des sciences. L’ouvrage s’est donc nourri de l’interdisciplinarité d’HYSAM autant qu’il a nourri en retour le développement du projet.
Vous faites une histoire des techniques laitières. Pourquoi cette approche ?
Dans les travaux historiques récents au sujet du lait, comme l’ouvrage de Didier Nourrisson (1) l’aspect technique est souvent abordé de manière très rapide. C’est pourquoi j’ai privilégié une histoire technique. La Fabrique du lait aborde comment on fabrique les produits laitiers, le beurre et le fromage mais aussi, en amont, comment on l’extrait, et comment on élève les vaches qui donnent ce lait. Comme il faut faire des choix lorsqu’on débute une recherche, pour éviter que la tâche ne devienne insurmontable, ici j’ai sciemment privilégié le lait de vache et les réflexions sur les techniques concernant l’élevage bovin.
Il s’agit avant tout de techniques, c’est-à-dire de gestes techniques, d’outils, de pratiques culturales et d’élevage mais aussi, sans être exhaustif, de chimie, de biologie et d’hygiène. L’attention est principalement focalisée sur les productions issues de la transformation du lait et quelques autres sous-produits de la transformation comme le petit lait ou le caillé. Ce sont aussi des espaces de productions et/ou d’échanges, de transferts techniques, notamment au sein des coopératives laitières mais aussi des écoles professionnelles créés à la fin du XIXe siècle (comme les ENIL de Mamirolle et Poligny à partir de 1888-1889) et dans les laboratoires d’analyse du lait.
Comment ces techniques laitières ont-elles évolué depuis le Moyen-Age ?
Depuis le Néolithique on n’observe pas de grands changements techniques dans les fabrications de fromage ou de beurre et ce jusqu’au début du XIXe siècle. Les structures agraires et sociales se transforment lentement mais pas de manière radicale. C’est à partir du milieu du XVIIIe siècle environ que le processus d’industrialisation modifie les sociétés rurales en profondeur. Pour la période qui débute en 1870 jusqu’à la Première Guerre mondiale le sociologue François Vatin parle même de « révolution laitière » (2).
Dans ce livre je suis revenu sur les fruitières de l’Arc jurassien (un chapitre entier y est consacré). D’origine médiévale, les fruitières correspondent à une organisation originale de la production fromagère dans l’Est de la France et, en partie, en Suisse. Le XIXe siècle est un moment de grand dynamisme pour ces fruitières. Ce modèle coopératif a des répercussions sociotechniques de grande ampleur dans l’ensemble du massif du Jura, ainsi que dans les plaines adjacentes de Franche-Comté et de Suisse. Certains agronomes, comme le genevois Charles Lullin (auteur en 1811 Des associations rurales pour la fabrication du lait, connues en Suisse sous le nom de fruitières (3)), y voient des manières de faire, des techniques de fabrication et des pratiques agricoles et d’élevage qui les questionnent, qu’ils décrivent minutieusement et qu’ils cherchent, parfois, aussi à améliorer ; toutes propositions faisant partie d’un ensemble de discours où l’innovation, réelle ou supposée, tient une grande place parallèlement au rejet des routines paysannes (là aussi réelles ou supposées). Les agronomes abordent l’ensemble de la filière de production laitière mais ils accordent une attention particulière au système des fruitières et au travail quotidien des fruitiers qui fabriquent les fromages à partir du lait des membres des coopératives. La production des savoirs agronomiques au XIXe siècle s’intègre dans une filiation de longue durée (on pourrait aisément remonter à l’époque gréco-romaine ou à Olivier de Serres, fin XVIe-début XVIIe siècle) ainsi que dans des héritages de moyens termes avec l’agriculture nouvelle du milieu du XVIIIe siècle.
La production industrielle concerne principalement le fromage, alors que la production de beurre reste longtemps fermière. Au moment de la traite, on partage le lait, on en livre une partie et ce qui reste est conservé à la ferme pour fabriquer du beurre, tâche qui s’inscrit dans une forte division sexuelle du travail agricole et qui est traditionnellement féminine. Toutefois, sur l’alpage par exemple, si on a suffisamment de lait pour produire des meules de Comté ou de Gruyère, on conserve une partie du lait et on fabrique des petits fromages à pâte molle qui se mangent en famille (les vacherins etc.). Les façons de faire sont bouleversées mais n’entrainent pas pour autant la disparition des anciennes techniques qui coexistent avec les innovations de type industriel. Dans le département du Jura c’est l’emblématique marque Bel, issue de l’entreprise dirigée par la famille du même nom, fondée en 1897 à Lons-le-Saunier, qui symbolise l’essor industriel de la production fromagère dans les dernières années du XIXe et les premières du XXe siècle. La société Bel frères est rapidement concurrencée, à Lons-le-Saunier même, par l’entreprise Grosjean, fondée en 1901. Mais avant d’en arriver là, l’économie laitière reste diverse entre autoproduction et autoconsommation d’un côté, spécialisation fromagère et industrialisation de l’autre. Produire des fromages à « l’âge industriel » génère de nouvelles formes d’organisation, tels les syndicats agricoles depuis 1884, ainsi que des modalités techniques de production renouvelées dont la promotion est assurée par des « chalets modèles ».
Dans le même temps, la scolarisation de l’apprentissage technique des futurs fruitiers se renforce ; c’est une des conséquences majeures, sur le plan sociotechnique, de la révolution laitière du dernier tiers du XIXe siècle.
(1) Du lait et des hommes. Histoire d’un breuvage nourricier de la Renaissance à nos jours, Paris, Vendémiaire, 2021
(2) François Vatin, L’industrie du lait. Essai d’histoire économique, Paris, L’Harmattan, 1990
(3) J.J. Paschoud éd., Paris/Genève, 1811
Illustration : la cuisine idéale d'un chalet de fruitière (Charles Lullin, Des associations rurales pour la fabrication du lait, connues en Suisse sous le nom de fruitières, Paris/Genève, J.J. Paschoud éd., 1811, planche 2 (hors-texte) : « ustensiles de cuisine »)