maison des sciences de l'homme et de l'environnementclaude-nicolas ledoux - UAR3124

Actualité archivée

Quand les usages liés aux propriétés expliquent le comté

actu20210616 Publication Fabien Gaveau entretienFabien Gaveau, chercheur associé au laboratoire ARTEHIS (1), est l’auteur de Propriété, cadastre et usages locaux dans les campagnes françaises (1789-1960), qui vient de paraître aux Presses universitaires de Franche-Comté, dans le cadre de l’action « Norme et pratiques foncières et agricoles dans le monde » portée par Gérard Chouquer à la MSHE Ledoux. Dans cet ouvrage, Fabien Gaveau aborde en historien le droit de la propriété foncière rurale, dont il retrace les fondements et évolutions de la Révolution française jusqu’aux années 60. Ce faisant, il montre les écarts entre norme et pratiques effectives dans les campagnes, écarts qui participent de la fabrique même du droit.
Rencontre avec le chercheur.

Vous faites l’histoire de la propriété foncière rurale de la Révolution aux années 60. Pourquoi avez-vous retenu cette période précisément ?
Fabien Gaveau : La longue période retenue est celle durant laquelle la propriété du sol a bénéficié d’une force remarquable en France. La Révolution correspond à un bouleversement social, économique et culturel considérable. Ce qui fondait la France d’avant 1789 a été balayé et remplacé par l’affirmation de la liberté et de l’égalité de chacun face au droit. Autrement dit, la situation d’avant 1789, qui reposait sur l’idée qu’aucune terre n’était sans seigneur, est effacée. Chacun peut être pleinement propriétaire du sol. Mieux, c’est d’après la qualité de propriétaire, et selon le niveau de la contribution foncière payée par un propriétaire que la participation aux élections est définie, jusqu’en 1848.
La propriété foncière a donc été placée au cœur du développement de la nouvelle France. Elle donne une supériorité sociale, économique et politique à ceux qui détiennent le sol. Pourtant, en agriculture, les contrats de location sont encore nombreux après la Révolution et l’exploitation des terres est fréquemment le produit d’un accord entre un propriétaire foncier et un locataire, fermier ou métayer. En outre, la Révolution n’a pas pu interdire toutes les anciennes pratiques agricoles fondées sur des usages.
Pour comprendre comment a eu lieu le développement d’une nation de propriétaires, il était indispensable d’étudier la longue durée. Après 1945, les relations entre propriétaires et exploitants bénéficiaires d’un bail font l’objet de nouvelles actions réglementaires, dans un contexte où les exploitants sont devenus importants dans l’agriculture et où les pouvoirs publics cherchent à accroître la production agricole.
En somme, la période retenue permet de comprendre comment s’est produit le passage entre l’affirmation de la prééminence de la propriété du sol et un équilibre entre cette propriété et l’exploitation agricole des terres.
Notons que la contribution foncière, longtemps source majeure de fiscalité directe en France, prélevée d’après les indications du cadastre, place le propriétaire et la propriété au centre des débats fiscaux. Et ce dans la longue durée, au moins jusqu’à ce que l’économie française se transforme profondément. Le cadastre est ainsi situé au cœur de cette nouvelle France issue de la Révolution. C’est un outil conçu pour être la base d’une vraie justice fiscale, chaque parcelle de terrain générant une part de cette contribution que son propriétaire doit acquitter. Document fiscal, il demeure l’image du monde de la propriété.actu20210616 Publication Fabien Gaveau entretien 2

Vous montrez la prégnance des usages locaux dans le rapport que les habitants des campagnes entretiennent au foncier, ce qui engendre des tensions et nécessite des ajustements du droit. Vous parlez de tension légale, qu’est-ce que cela recouvre ?
La « tension légale » souligne que dans les campagnes françaises deux sources du droit coexistent dans la longue durée, en vertu des décisions issues de la Révolution et de l’Empire. D’un point de vue théorique, la loi nationale, venue d’un processus d’élaboration au sommet de l’État, l’emporte sur toute autre norme. Or, ne pouvant pas supprimer les usages locaux – que les coutumes anciennes avaient protégés et qui s’expliquaient toujours par des situations particulières – les législateurs des années 1790 et ceux qui leur succèdent ont été obligés de tolérer leur maintien. Ces usages sont le produit d’un ancien consensus entre habitants d’un village ou d’une région. Leur origine n’est donc jamais très claire. Ce qui est certain, c’est que cette origine est complètement différente de celle de la loi nationale. C’est une première source de tension.
La tension se lit longtemps dans des oppositions entre des groupes : ceux qui veulent que leur vie s’organise d’abord selon les anciens usages et ceux qui militent pour les supprimer, dans la mesure où ces usages limitent les droits d’un propriétaire privé. Les autorités publiques sont favorables à ces derniers, mais des millions de ménages revendiquent le maintien des anciens usages, y compris par des mouvements violents.
La tension légale entre les usages et la loi nationale conduit ainsi à des débats importants, et recoupe des clivages politiques. Elle oblige à élaborer des compromis, régulièrement, pour limiter les mécontentements.

Le plus surprenant est qu’au XXe siècle, les usages locaux révèlent leur étonnante richesse : les pouvoirs publics commencent en effet à voir en eux un moyen d’assurer la protection et la promotion de certains produits, comme les appellations protégées en témoignent, mais aussi des sites paysagers et naturels, où la vie doit respecter certaines pratiques anciennes pour demeurer tels qu’ils sont. Un retournement s’opère et ce sont les droits des propriétaires qui semblent devoir être de plus en plus encadrés au profit de normes anciennes et coutumières, les usages ! Les lois s’emploient alors à imposer des règles directement issues de pratiques qui un siècle plus tôt passaient pour devoir être combattues ! Singulière évolution.

Votre ouvrage repose sur une documentation importante et des études de cas. Pouvez-vous présenter un exemple franc-comtois de spécificités régionales ?
Parmi les singularités franc-comtoises, liées à la montagne, je cite sans hésiter le cas de ces pâturages qui mêlent herbages, blocs pierreux rochers et bosquets. Ce sont des prés-bois, comme il en existe d’ailleurs dans beaucoup de massifs. Mais une affaire a placé le Doubs sur le devant de la scène à partir de 1812. Un habitant de La Chapelle-d’Huin avait été verbalisé pour avoir coupé trois charrettes de branches de hêtre dans un de ces lieux, un terrain communal. La cour d’appel de Besançon l’avait relaxé, en reconnaissant qu’il avait agi conformément aux usages de la région. La Cour de Cassation avait cassé l’arrêt de Besançon au motif que tous les bois et bosquets devaient être soumis à la surveillance de l’administration forestière. Pourtant, les agents forestiers avaient le plus grand mal à interdire aux habitants l’usage des ressources des vastes terrains où se mêlent pâturages et bouquets d’arbres. Les procès-verbaux pleuvent sur les populations. Ils se multiplient encore après la promulgation du nouveau Code forestier de 1827. Les tensions sont telles que le ministère de la Justice s’en inquiète !
Il faut une dizaine d’années de tension pour qu’un compromis commence à s’établir entre l’administration forestière et les communes qui défendent l’usage de leurs prés-bois. Les zones où les bosquets d’arbres sont réduits sont reconnues propriétés de particuliers ou de communes et distraites du régime forestier. Leur usage premier est l’élevage et les droits des habitants des villages sont reconnus sur l’utilisation des bois. Ce qui donne plus de force aux communes est une décision de la cour d’appel de Nancy au sujet de la définition de ce qu’est un pré-bois, décision entérinée par la Cour de Cassation. L’affaire concernait un pré-bois d’une commune des Vosges que l’administration forestière voulait soustraire à l’usage des habitants des lieux.
L’importance des herbages communaux, de l’élevage sur de vastes territoires d’altitude et la capacité des éleveurs à s’organiser pour valoriser ensemble ces terrains est une puissante caractéristique des zones de montagnes. De ces vastes herbages de la montagne du Jura, sort un élément emblématique : le comté, qui bénéficie d’une appellation d’origine contrôlée depuis 1958. L’appellation repose sur la singularité des zones de pâturage, la diversité de la flore qui les compose, les pratiques des éleveurs et la manière de produire les meules de fromage. Chacun de ces éléments est appuyé sur l’ancienneté des usages locaux dans un cadre très spécifique… Imaginez que l’administration forestière soit parvenue à interdire le pâturage des vaches dans les prés-bois franc-comtois du XIXe siècle : nous serions privés d’un met remarquable ! Vous voyez ici qu’un produit qui porte au loin la renommée de la Franche-Comté doit son existence à ces usages qui ont été mis en difficulté au XIXe siècle au nom de la promotion de la propriété privée et du recul des propriétés collectives.
 
(1) Fabien Gaveau est docteur en histoire, professeur en classes préparatoires aux grandes écoles à Dijon et membre associé au laboratoire ArTeHiS (Archéologie, Terre, Histoire, Société), UMR 6298, université de Bourgogne.