Le verre du VIIIe au XVIe siècle en Europe occidentale vient de paraître aux Presses universitaires de Franche-Comté dans la collection des Cahiers de la MSHE sous la direction d’Inès Pactat et de Claudine Munier. Il s’agit des actes du 8e colloque international de l’Association française pour l’archéologie du verre (AFAV), qui s’est tenu à Besançon en décembre 2016 (1). Le colloque avait réuni des spécialistes de verre médiéval - archéologues, historiens, archéomètres, mais aussi verriers et restaurateurs-conservateurs – venus de dix pays.
Rencontre avec Inès Pactat, doctorante à la MSHE en archéologie et ingénieure en archéométrie à l’Iramat-Centre Ernest-Babelon à Orléans (2), et Claudine Munier, archéologue au service commun d’archéologie préventive de la Ville de Besançon et présidente de l’AFAV.
Quel intérêt spécifique représente le verre pour la connaissance des sociétés médiévales ?
Inès Pactat : Le verre est le premier matériau de synthèse inventé par l’homme. On situe son apparition au cours du 4e millénaire avant notre ère, mais son usage ne connaît un véritable développement que durant l’Antiquité romaine. Le verre s’introduit alors sous de multiples formes dans le quotidien, même des classes les plus modestes : vaisselles, luminaires, vitrages, ornements pariétaux, parures, etc. Le matériau est alors fabriqué à partir de sable et de natron, un fondant minéral permettant d’abaisser la température de fusion de la silice, dans des ateliers primaires au Proche-Orient. Il est ensuite exporté sous forme de lingots sur tout le pourtour méditerranéen et en Europe pour être refondu et travaillé dans des officines secondaires. Le verre n’est donc pas produit à cette époque en Occident. Il ne le sera qu’à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle de notre ère, début du cadre chronologique des études proposées dans cet ouvrage. La chaîne de production du verre a été ainsi modifiée en profondeur, suscitant l’apparition de nouveaux acteurs, de nouvelles structures artisanales et de nouveaux circuits d’échange. La période médiévale voit donc l’appropriation et le contrôle de l’ensemble de la fabrication du verre par l’Europe occidentale. L’étude du verre de cette époque est particulièrement enrichissante pour comprendre comment s’insère cette mutation dans le tissu politique, économique et social, les changements qu’elle a entraînés et leur développement au cours des siècles suivants. Les vestiges archéologiques, les sources écrites et iconographiques permettent en outre d’appréhender certains aspects du quotidien des sociétés médiévales, comme les arts de la table, l’éclairage des intérieurs – privés comme publics –, ou encore des activités moins ordinaires, telles que l’enluminure ou la médecine.
Claudine Munier : J’ajouterais que le travail des verriers tout au long du Moyen Âge nous montre une maîtrise incontestable du travail de la matière (que les verriers actuels peinent parfois à reproduire), et une esthétique qui ferait frémir les plus grands designers. Le verre produit au XIVe siècle illustré en couverture des actes du colloque en est un bon exemple, alors qu’il n’appartenait ni à un grand seigneur ni à une table luxueuse, mais à un simple vigneron du quartier Battant à Besançon. Cette maitrise technique et technologique prouve, s’il en était encore besoin, que le Moyen Âge est loin d’être une période obscure et triste et que les innovations ne sont pas uniquement appliquées aux grands projets architecturaux, mais également aux objets du quotidien.
Votre approche des sociétés passées réunit des chercheurs, des verriers, des conservateurs… qui se retrouvent notamment au sein de l’AFAV. Pourquoi est-il important d’associer l’artisanat d’aujourd’hui à une démarche scientifique ?
Claudine Munier : L’expérimentation apporte des informations indispensables à la compréhension d’un objet mais aussi d’un métier. D’une part elle aide l’archéologue à comprendre comment l’objet en verre est fabriqué, ce qui lui permet de le dessiner et le décrire ; d’autre part elle questionne l’évolution des savoir-faire. L’objet ancien en verre n’est pas seulement révélateur d’un usage (un dépôt dans une tombe par exemple), il est aussi un produit fabriqué qui ne peut être dissocié du geste du verrier, du four et des matières premières accessibles. Ceci est valable pour toutes les périodes bien sûr. Pour rester sur une période que je connais bien avec notre beau verre à tige du XIVe siècle trouvé à Battant : l’archéologue, moi en l’occurrence, va, au moment de la fouille, décrire, dessiner, comparer ce verre à d’autres trouvés ailleurs. Le verrier de son côté, Allain Guillot en l’occurrence, après avoir vu le dessin ou le cliché du verre va poser une question importante : combien pèse-t-il ? Et le dialogue peut commencer parce que le regard porté sur l’objet est différent, extérieur aux problématiques archéologiques. La finesse du verre, l’étroitesse de la jambe, la position de l’empreinte du pontil sous la coupe, tout concourt à rendre la reproduction de cette forme très ardue pour ne pas dire impossible. Comment le verrier du XIVe siècle a-t-il pu souffler un tel objet avec si peu de verre ? Comment a-t-il pu travailler l’ouverture de la coupe sans que le pontil en métal qui sert à tenir le verre ne colle aux parois de la jambe du verre dans laquelle il est placé ? Cette grande maitrise, qui ne concerne pas qu’un seul objet mais bien toute une production, prouve une spécialisation extrême, une répartition du travail particulière : pour parvenir à une telle maîtrise, le verrier devait reproduire le même geste encore et encore, ce qui suggère une spécialisation des postes de travail, le taylorisme avant l’heure…
Expérimentation et archéométrie enrichissent dorénavant systématiquement toute recherche sur le verre, il est donc logique que l’artisan verrier, qu’il ait ou pas le titre de « meilleur ouvrier de France », et le physicien des archéomatériaux, adhèrent à la même association que les chercheurs qui étudient les objets issus de fouilles ou des collections de musées. Et ces échanges sont profitables à tous puisque les adhérents de l’AFAV, quels que soient leurs métiers, ont un point commun : un attrait (irrésistible) pour le verre ancien. Le prochain colloque international de l’AFAV (à Nantes fin mai 2021) portera d’ailleurs sur la fabrique du verre et fera la part belle à l’expérimentation. De plus, la médiation vers le grand public est plus facile au travers des démonstrations réalisées par les verriers qui reproduisent des formes anciennes lors de diverses manifestations : ils diffusent ainsi de façon importante l’histoire du verre et des techniques auprès du plus grand nombre.
L’ouvrage qui vient de paraître propose un état des lieux des avancées récentes de l'histoire et de l'archéologie du verre. Pouvez-vous en dire un peu plus ?
Inès Pactat : Bien que de nombreuses avancées aient été réalisées dans le domaine de l’étude du verre médiéval, aucun ouvrage n’avait proposé un regard étendu depuis les coups de projecteur donnés par deux expositions à la fin des années 1980 (3). Il nous paraissait donc opportun, voire indispensable, de rassembler la communauté scientifique autour de cette thématique pour poser un nouveau jalon, faire un état des lieux et dessiner de nouvelles pistes d’investigation. Si le sujet est resté sensiblement le même pendant ces vingt années, le paysage a quant à lui évolué. Les données issues de l’archéologie sont de plus en plus abondantes, résultat à la fois de meilleures techniques de conservation et d’opérations sur le terrain toujours plus nombreuses. L’utilisation de techniques d’analyse du matériau, issues des sciences dures, a par ailleurs considérablement étoffé et renouvelé les problématiques liées à la production et à la diffusion des objets en verre. Le concours de professionnels verriers constitue également un atout majeur dans le développement de nos réflexions, nous ramenant ainsi à la matière, aux gestes techniques et aux savoir-faire empiriques.
Claudine Munier : En proposant un colloque international sur le verre du VIIIe au XVIe siècle, l’objectif de l’AFAV était bien de faire un point d’étape à l’aide de documentation inédite, mais également de dynamiser la recherche sur le sujet et la période. C’est effectivement l’objectif d’un colloque de créer une dynamique propre à un sujet un peu trop délaissé un moment donné. Non pas par manque d’intérêt, mais par manque d’opportunité, les découvertes de verre gallo-romain, du début du Moyen Âge ou de la période moderne étant toujours plus nombreuses que celles du verre de la période considérée dans ce colloque. Si cet ouvrage présente les avancées chronologiques, méthodologiques, thématiques et géographiques, les échanges et les discussions entre les divers spécialistes attestent tout le potentiel encore à exploiter dans le domaine. Potentiel démontré de façon plus approfondie dans la thèse d’Inès Pactat, qui a travaillé sur une période mal connue à l’aide de méthodes extérieures aux compétences habituelles des archéologues (archéométrie), afin de compenser l’absence de sources écrites ou de découvertes d’ateliers.
(1) Le colloque a été co-organisé par la MSHE Ledoux, l'AFAV, la direction du patrimoine historique de la ville de Besançon et le laboratoire Chrono-environnement, avec le partenariat de la DRAC Bourgogne-Franche-Comté, le conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, la ville de Besançon, l'école doctorale SEPT de l'université Bourgogne Franche-Comté et de l'INRAP.
(2) L’Iramat est l’Institut de recherche sur les archéomatériaux (UMR 5060). Inès Pactat prépare sa thèse « L’activité verrière en France du VIIIe au XIe siècle. Résilience et mutations d’une production artisanale » à la MSHE et au laboratoire Chrono-environnement. Elle la soutiendra en septembre 2020.
(3) À travers le verre, du Moyen Âge à la Renaissance, Rouen, 1989 et Phönix aus Sand und Asche. Glas des Mittelalters Bonn, Basel, 1988.
(3) À travers le verre, du Moyen Âge à la Renaissance, Rouen, 1989 et Phönix aus Sand und Asche. Glas des Mittelalters Bonn, Basel, 1988.