Michel Pretalli, maître de conférences en études italiennes à l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité (ISTA) a organisé les 11 et 12 avril 2019 un colloque international où l’attention était portée sur les liens que la ruse entretient avec la magie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce colloque représente la seconde initiative (1) de l’action « Ruse » portée par Michel Pretalli à la MSHE Ledoux, un projet qui vise à éclairer étape par étape les multiples facettes de cet objet d’étude aussi fascinant que complexe. En effet, la ruse se manifeste dans presque toutes les activités humaines : elle peut être définie comme une forme d’intelligence permettant de résoudre une situation problématique ou – comme l’a montré le colloque précédent sur les ruses militaires – de prendre un avantage sur un adversaire sans miser sur la force.
Les onze communications du colloque d’avril 2019, présentées par des spécialistes venant d’universités françaises et étrangères devant un public composé de chercheurs, d’étudiants mais aussi d’amateurs, représentent le fruit d’une réflexion menée à travers des regards disciplinaires variés (histoire, philosophie, langues et littératures, psychologie cognitive).
Dans la session consacrée à l’Antiquité, Thomas Guard (ISTA) a montré combien la littérature latine a fait de la magicienne un personnage double, capable de transgresser les lois de la Nature en faisant appel – comme Médée – à une ruse malveillante. Anton Alvar, de l’université de Malaga, s’est quant à lui intéressé à la prestidigitation et à ses liens avec la tromperie. Dans ce cas également, le prisme était celui du texte : tout d’abord, le portrait fait par Diodore de Sicile du leader de la première révolte servile à Rome, l’esclave d’origine syrienne Eunus ; ensuite, une série de « recettes » de tours de magie contenus dans un papyrus ancien. Pour clore la session, Massimo Manca (Università di Torino) a relaté la bataille magique – qui n’en était pas une, en réalité – entre Saint Pierre et Simon le Mage, l'archétype biblique de la bataille magique entre saints et charlatans.
La littérature médiévale était à l’honneur de la seconde session : considérée négativement dans la culture chevaleresque, la magie y est associée à la ruse, elle-même méprisée. Giovanni Zagni (Università di Siena) s’est intéressé à Merlin, figure qui illustre de façon emblématique ce statut ambigu de la magie dans le Lancelot : à mi-chemin entre le monde terrestre et le surnaturel, son histoire se termine précisément par une ruse produite par la magie. De l’autre côté des Alpes, Dante « écrit » lui-aussi la ruse : comme l’a montré Alessandro Benucci de l’université Paris Nanterre, la ruse est associée à des pratiques magiques telles que la nécromancie, la sciomancie et la géomancie (2) dans la Divine comédie. Enfin, c’est dans les textes alchimiques occidentaux (XII-XVIe siècles) qu’Alfredo Perifano (ISTA) a étudié les liens entre ruse et magie, mettant plus particulièrement en relief les procédés intellectuels grâce auxquels la ruse et / ou la nécromancie opéraient selon les hommes de l’époque.
À l’aube de l’époque moderne, la transmutation des métaux reste un problème débattu, comme ceux de la falsification des bijoux et de la construction de différentes formes de langage caché : Alfonso Paolella (Scuola Europea di Varese) a montré comment Giovanni Battista della Porta tenta de ramener à la science ce qui relevait de l’occulte ou du surnaturel. Della Porta utilise le dévoilement de la ruse pour faire ressortir la vérité « naturelle » et, bien que sa révolution ne soit pas radicale, il évite toute sorte d’intervention surnaturelle, ouvrant la porte à la méthode scientifique. Dans la seconde communication de la session, Donato Verardi (université Paris-Est Créteil) s’est intéressé au miroir, objet merveilleux et diabolique situé à la frontière entre ruse et magie, entre optique et nécromancie.
Enfin, à partir du XIXe siècle, c’est dans la prestidigitation que les liens entre ruse et magie semblent les plus évidents. Après qu’André Didierjean (Laboratoire de psychologie) ait évoqué les outils psychologiques dont pouvait disposer les prestidigitateurs à l’époque d’Alfred Binet, Cyril Thomas (du même laboratoire, en collaboration avec Gustav Kuhn de l’université de Londres) a fait la démonstration de certaines manipulations cognitives mises en œuvre dans les tours de magie, afin de ruser avec l’attention du public. Enfin, Morgan Begey a présenté une communication centrée sur l’effet Einstellung, un phénomène qui apparaît lorsqu’une première idée vient à l'esprit et empêche la considération d'alternatives. Très utile aux magiciens, cet effet intervient cependant dans une vaste gamme de situations et repose notamment sur la crédibilité de celui qui y fait appel.
Chacune de ces communications a apporté un éclairage nouveau sur la ruse considérée à travers le prisme de la magie et de la prestidigitation, selon l’approche diachronique qui caractérise l’action de recherche « Ruse ». Un autre des traits essentiels des différentes initiatives qui l’animent est son interdisciplinarité : lors de ces deux journées, les échanges et la confrontation – notamment entre spécialistes des disciplines historiques et littéraires, d’un côté, et les psychologues cognitivistes, de l’autre, trop rarement en contact – se sont révélées enrichissantes et stimulantes pour tous.
(1) Un premier colloque « Dire et penser la ruse de guerre de l’Antiquité à la Renaissance » a eu lieu les 23 et 24 mars 2018.
(2) La sciomancie repose sur l’invocation de l’âme des défunts. La géomancie est une méthode de divination fondée sur l’interprétation de figures que forme une poignée de terre ou de cailloux jetée au hasard sur le sol.
(1) Un premier colloque « Dire et penser la ruse de guerre de l’Antiquité à la Renaissance » a eu lieu les 23 et 24 mars 2018.
(2) La sciomancie repose sur l’invocation de l’âme des défunts. La géomancie est une méthode de divination fondée sur l’interprétation de figures que forme une poignée de terre ou de cailloux jetée au hasard sur le sol.