Marie-Claude Maurel, géographe et directrice d’études à l’EHESS, publie Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990. Faisceau de droits, relations de pouvoir aux PUFC dans la collection des Cahiers de la MSHE (1). Dans cet ouvrage, l’auteure analyse, d’un point de vue à la fois historique, juridique, économique et politique, la transformation des régimes de propriété foncière dans l’Europe de l’Est après la chute des systèmes communistes.
Rencontre avec Marie-Claude Maurel.
Au tournant des années 1990, l’Europe de l’Est se tourne vers l’économie de marché et rétablit la propriété privée. Que se passe-t-il alors pour la propriété foncière et les structures agraires ?
Marie-Claude Maurel : Pour les campagnes, c’est un nouveau tournant dans une histoire marquée par les réformes agraires de la première moitié du XXe siècle, puis la collectivisation de l’agriculture dans les années 1950. Le passage à l’économie de marché et le rétablissement de la propriété privée impliquent le démantèlement du modèle collectiviste fondé sur l’appropriation collective de la terre et des moyens de production, et leur gestion administrée dans le cadre de très grandes exploitations agricoles, fermes d’État et coopératives de production. Engagé sous la forme d’un mouvement de privatisation de la terre, le démontage du modèle collectiviste ouvre un temps de transformation des régimes de propriété foncière et de recomposition des formes d’exploitation de la terre, étendu sur trois décennies.
Dans une séquence initiale, la restauration de la propriété privée déclenche une redistribution des droits de propriété entre des centaines de milliers de bénéficiaires, selon des modalités variées : restitution des biens aux anciens propriétaires, attribution de parcelles aux ménages ruraux. Au cours d’une deuxième étape, la reconstruction des relations de propriété passe par un processus de recomposition des facteurs de production (terre, capital, travail), dissociés par les effets des privatisations. Pour pallier l’émiettement des droits de propriété foncière et afin de réassembler la terre et le capital d’exploitation, des modes de faire-valoir fondés sur la location des terres se mettent en place à l’initiative de grandes exploitations de type sociétaire ou associatif, plus rarement d’exploitants familiaux. Dans un troisième temps, au lendemain de l’adhésion de ces pays à l’Union européenne (en 2004 ou en 2007), le contrôle de l’accès au foncier devient un enjeu prioritaire pour les exploitants détenteurs du capital de production. Un processus de concentration de l’usage du foncier s’accentue au profit des plus grandes structures, principales bénéficiaires des aides directes de la politique agricole commune. Dans le contexte d’une compétition accrue pour la terre, un durcissement des lois réglementant l’accès au foncier est entrepris par les dirigeants politiques, sous la pression des groupes de « l’agro-business », afin de préserver la souveraineté foncière. Le souci de sécuriser l’accès au foncier face au risque d’accaparement par des investisseurs étrangers vient aggraver le différend qui s’est progressivement installé entre les nouveaux États membres et les instances européennes. Ces dernières années, d’importants capitaux ont été investis dans l’acquisition de grandes entreprises agricoles afin de les intégrer dans de puissants agro-holdings, selon une logique de financiarisation qui ouvre la voie d’une implantation durable des formes capitalistes dans l’agriculture des pays de l’Europe centrale.
Dans une séquence initiale, la restauration de la propriété privée déclenche une redistribution des droits de propriété entre des centaines de milliers de bénéficiaires, selon des modalités variées : restitution des biens aux anciens propriétaires, attribution de parcelles aux ménages ruraux. Au cours d’une deuxième étape, la reconstruction des relations de propriété passe par un processus de recomposition des facteurs de production (terre, capital, travail), dissociés par les effets des privatisations. Pour pallier l’émiettement des droits de propriété foncière et afin de réassembler la terre et le capital d’exploitation, des modes de faire-valoir fondés sur la location des terres se mettent en place à l’initiative de grandes exploitations de type sociétaire ou associatif, plus rarement d’exploitants familiaux. Dans un troisième temps, au lendemain de l’adhésion de ces pays à l’Union européenne (en 2004 ou en 2007), le contrôle de l’accès au foncier devient un enjeu prioritaire pour les exploitants détenteurs du capital de production. Un processus de concentration de l’usage du foncier s’accentue au profit des plus grandes structures, principales bénéficiaires des aides directes de la politique agricole commune. Dans le contexte d’une compétition accrue pour la terre, un durcissement des lois réglementant l’accès au foncier est entrepris par les dirigeants politiques, sous la pression des groupes de « l’agro-business », afin de préserver la souveraineté foncière. Le souci de sécuriser l’accès au foncier face au risque d’accaparement par des investisseurs étrangers vient aggraver le différend qui s’est progressivement installé entre les nouveaux États membres et les instances européennes. Ces dernières années, d’importants capitaux ont été investis dans l’acquisition de grandes entreprises agricoles afin de les intégrer dans de puissants agro-holdings, selon une logique de financiarisation qui ouvre la voie d’une implantation durable des formes capitalistes dans l’agriculture des pays de l’Europe centrale.
Le sous-titre de votre ouvrage est « faisceau de droits, relations de pouvoir », qu’est-ce que cela recouvre ?
Ce sous-titre renvoie au cadre heuristique adopté pour analyser la propriété en tant qu’expression juridique d’un rapport social et marqueur de la transformation des relations sociales. Parce qu’il a trait aux moyens d’acquérir, d’exploiter et de transférer les biens, le régime de propriété est un élément fondamental de l’organisation d’une société et une source de pouvoir dans l’accès à la richesse. La métaphore du « faisceau de droits » désigne les droits et les devoirs que détiennent les individus ou les groupes sur les objets de propriété. Ces droits peuvent revêtir une grande variété d’arrangements, en fonction des lieux et de l’époque. Les droits de propriété s’insèrent dans les diverses strates d’organisation d’une société donnée, l’idéologie dominante, les institutions juridiques, les relations sociales et les pratiques qui s’y attachent. Ces strates sont inter reliées, même si chacune évolue à son rythme propre et sous l’effet de causes variées. Ainsi, un changement d’ordre idéologique aussi déterminant que le passage à un système se réclamant du libéralisme économique, peut-il entraîner un changement des dispositions juridiques et institutionnelles et déclencher une mutation des relations de propriété et des rapports sociaux. La démarche d’analyse retrace les origines, les conditions de formation puis de consolidation des nouveaux régimes de propriété qui ont succédé au collectivisme agraire. Les logiques économiques à l’œuvre sont marquées du sceau de relations de pouvoir qui puisent leur ressort dans la concentration du capital par une poignée d’oligarques de « l’agro-business » qui sont parvenus, avec la complicité des dirigeants politiques, à instaurer de nouvelles modalités de contrôle de l’accès au foncier, engageant à terme une dépossession de fait des petits propriétaires fonciers.
Votre analyse prend notamment appui sur des recherches antérieures menées à partir des années 90 dans différents pays de l’Europe de l’Est. Observe-t-on des différences selon les pays considérés ?
Au départ ciblée sur la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Pologne, l’investigation a été étendue aux pays baltes, puis à la Roumanie et à la Bulgarie. L’appartenance à une aire géo-historique commune détermine des similitudes en termes d’héritages agraires, du fait de l’appartenance à l’Europe des grands domaines, des réformes agraires tardives et inachevées, puis à la sphère d’extension du collectivisme de type soviétique. Les sorties simultanées du système collectiviste n’ont pas manqué de souligner les proximités de trajectoires sans pour autant réduire leur diversité. Les formes sociales du post-collectivisme ont puisé leurs références dans une histoire agraire marquée par la rivalité entre la petite et la grande exploitation. Le changement structurel a confirmé l’avantage de l’exploitation de grande taille, forme sociale dominante aux mains d’entrepreneurs professionnels et l’inexorable recul de la petite exploitation. L’élimination de cette dernière est une affaire entendue en Tchéquie, en Slovaquie et en Hongrie, tandis que la Pologne, la Lituanie, la Roumanie semblent, au moins en apparence, faire exception. D’une taille inférieure à cinq hectares, pratiquant une agriculture de semi-subsistance, la petite exploitation est victime d’une marginalisation économique conduisant à l’effacement de la figure sociale paysanne. Les évolutions en cours s’orientent vers de nouvelles formes de financiarisation de l’agriculture au profit des très grandes exploitations. La Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie se sont engouffrées dans un tel scénario. A l’est de l’Europe, la prééminence de la grande maille agraire en système de « tenure inversée » – lorsque les petits propriétaires cèdent leurs terres en location à de grandes structures sociétaires – participe de la transformation post-collectiviste vers un nouveau capitalisme agraire. En définitive, la renaissance de la propriété privée n’a pas suffi à garantir l’accès à la terre nourricière dont les paysanneries ont longtemps rêvé.
(1) L’ouvrage s’inscrit dans l’action « Normes et pratiques foncières et agricoles dans le monde » portée par Gérard Chouquer à la MSHE Ledoux.