Faire deux choses en même temps peut être difficile : en laboratoire, cette difficulté se manifeste par des temps de réaction (le délai entre un stimulus et une réponse) de plusieurs centaines de millisecondes. La compréhension de ces ralentissements cognitifs fait l’objet de recherches dans le cadre du projet « Prep - Automaticité en double tâche au long de la vie : la rapidité compte, mais la préparation prime » – projet en cours depuis janvier 2022 à la MSHE et financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) (1). Les doctorants du projet Prep dirigé par François Maquestiaux, professeur de psychologie cognitive, ont obtenu des premiers résultats inattendus : en faisant varier des paramètres de leurs expériences, ils sont parvenus à éliminer différents ralentissements cognitifs. Ces résultats questionnent des modèles cognitifs dominants selon lesquels il est impossible de réaliser les traitements cognitifs de deux tâches sans aucune interférence. Lucas Rotolo, doctorant, est chargé d’élucider certains de ces résultats.
Rencontre.
Rencontre.
Beaucoup de recherches s’intéressent à la possibilité de faire plusieurs choses en même temps, de quoi s’agit-il précisément ?
Lucas Rotolo. En psychologie cognitive, on étudie effectivement cette possibilité au moyen d’expériences de double tâche. Par exemple, une personne doit traiter rapidement deux stimuli, comme un son (dire s’il est grave ou aigu) et une forme (indiquer si c’est un cercle ou un triangle). Malgré leurs apparentes simplicités, de tels traitements impliquent de nombreuses opérations cognitives ! Pour n’en citer que quelques-unes : perception et identification du stimulus, décision et sélection de la réponse adaptée, implémentation et génération de la réponse motrice. Les situations de double tâche, de triple tâche…, bref les situations de multitasking, sont fréquentes dans de nombreuses situations de la vie quotidienne, conduite, travail, école, etc.. Mais leur étude en situation « réelle » dans la vie quotidienne est très complexe en raison de multiples paramètres difficiles à contrôler, surtout lorsque le but est de saisir avec précision des processus cognitifs très subtils. Dans les études, pour mieux comprendre les situations de double tâche, on les simplifie donc à l’extrême.
Que nous apprennent ces études ?
L. R. Les situations de double tâche sont étudiées depuis le philosophe français Frédéric Paulhan, en 1887, mais c’est à partir des années 1930 que leur étude devient vraiment scientifique. En particulier, le modèle dit du « goulet d’étranglement » émerge avec les travaux de Pashler, en 1994. D’après ce modèle, on ne fait jamais vraiment deux choses en même temps : notre système cognitif ne pourrait allouer notre attention, disponible en quantité très limitée, aux opérations dites « centrales », c’est-à-dire décision et sélection de la réponse, qu’à une seule tâche à la fois. Lorsque deux stimuli sont présentés de manière très rapprochée dans le temps, pendant le traitement central d’un stimulus, le traitement central de l’autre stimulus serait mis en attente, ce qui induirait le ralentissement cognitif de quelques centaines de millisecondes que l’on observe généralement. On appelle ce phénomène l’effet PRP (pour période réfractaire psychologique), et il a été répliqué un très grand nombre de fois, ce qui atteste de sa solidité.
Et les recherches menées dans le cadre de PreP…
Dans nos travaux sur l’allocation de l’attention, nous nous intéressons à une source supplémentaire de ralentissement cognitif : la difficulté de simultanément générer deux commandes motrices similaires. En effet, le simple fait de répondre avec les deux mains à deux stimuli exacerbe les ralentissements cognitifs en double tâche. Alors que la littérature considère que les difficultés bimanuelles sont localisées au niveau des opérations d’implémentation et de génération de la réponse motrice (juste avant le mouvement observable) et qu’elles sont irréversibles (des milliers d’essais d’entraînement ne les éliminent pas), nous pensons au contraire que tout se joue bien en amont, avant la présentation des stimuli ! Nous faisons d’ailleurs le pari que, dans certaines circonstances, il est possible de réaliser deux traitements sans interférence, même lorsqu’ils impliquent des effecteurs similaires, dans notre cas main droite et main gauche.
Quelles sont ces circonstances ? Comment les avez-vous étudiées ?
L. R. Notre hypothèse, c’est que lorsque l’on doit traiter deux tâches en même temps, les participants se préparent mieux à l’une des tâches au détriment de l’autre. Cette forme de négligence à se préparer à l’une des deux tâches, qui s’apparente selon nous à un choix stratégique possiblement très adaptatif, serait responsable de l’effet PRP. Aussi simple soit-elle, personne n’a jamais proposé et évalué cette hypothèse d’un manque de préparation, accrue lorsque les réponses se ressemblent… Alors que les modèles dominants considèrent que l’origine de l’interférence en double tâche se situe au niveau des traitements cognitifs situés entre les stimuli et les réponses (au niveau d’un goulet d’étranglement de l’attention), nous pensons que tout se joue avant l’apparition des stimuli, au niveau des représentations des tâches à réaliser. Dit autrement, la manière de se représenter les tâches, c’est-à-dire l’idée que l’on se fait de ce que l’on va avoir à faire, influence les traitements en double tâche. C’est un peu comme quand on conduit et qu’on voit un panneau stop à 100 m : on se prépare bien avant à l’idée de freiner. En se préparant ainsi, on devient très bon pour répondre au premier stimulus, le panneau stop, mais moins au deuxième, par exemple répondre à une question posée par un passager.
Pour tester cette hypothèse, nous avons mesuré les temps de réaction à deux tâches réalisées sur ordinateur par nos participants. Dans cette expérience, les participants devaient indiquer de la main gauche si un son est aigu ou grave, et de la main droite si une flèche est dirigée à gauche ou à droite de l’écran. Dans des conditions classiques, sans préparation particulière, on a constaté beaucoup d’interférence entre les traitements de ces tâches pourtant très simples, avec des allongements des temps de réaction de l’ordre de 500 à 600 ms – ce qui énorme en psychologie cognitive ! Mais ensuite, on a constaté que lorsqu’on incite les participants à se préparer autant à la seconde tâche qu’à la première, ils deviennent capables de les traiter en même temps, c’est-à-dire d’identifier le son en même temps que la position de la flèche, sans ralentissement cognitif. J’ai présenté ces résultats novateurs lors d’un congrès à Boston en novembre dernier (2), et nous allons approfondir cette recherche.
Pour cela, vous utilisez l’électroencéphalographie ou EEG. Comment cela se passe-t-il ?
Pour cela, vous utilisez l’électroencéphalographie ou EEG. Comment cela se passe-t-il ?
L. R. L’EEG est un outil qui mesure en temps réel l’activité électrique du cerveau. Il permet en particulier de voir à quel moment les participants se préparent à émettre une commande motrice en réponse à un stimulus. Concrètement, nous allons utiliser un casque EEG, avec des électrodes branchées sur le crâne de nos participants, qui seront en train de réaliser les mêmes expériences que précédemment, ce qui nous permettra de voir à partir de quel moment ils se préparent à répondre aux stimuli. Cette technique devrait nous permettre de vérifier que ce qu’on observe au niveau des temps de réaction se confirme au niveau de l’activation cérébrale, apportant ainsi un argument empirique encore plus direct à notre hypothèse de la préparation.
Nous avons la chance d’avoir accès à du matériel d’électrophysiologie et de pouvoir réaliser ces expériences EEG grâce à l’unité ESCCO de la MSHE Ledoux !
(1) Ce projet ANR s’inscrit dans la continuité du projet « Focalisation et allocation de l’attention dans un monde de distractions : étude des mécanismes cognitifs fondamentaux » (FOCAL) mené de 2018 à 2021 à la MSHE et financé par la région Bourgogne Franche-Comté.
(2) Le 63e congrès de la Psychonomic Society, du 17 au 20 novembre 2022.