Arts africains et musée ethnographique vont souvent de pair. Ce qui n’est pas sans interroger le statut accordé aux arts et la place des arts africains contemporains dans les musées européens et américains. Christoph Singler, professeur de littératures et arts visuels d’Amérique latine (1), s’intéresse à ces questions à travers l’action « Arts visuels contemporains et anthropologie : les arts du Grand Sud et la redéfinition des musées ethnographiques en Europe et aux États-Unis : les arts du Grand Sud et la redéfinition des musées ethnographiques en Europe et aux États-Unis », dont il est responsable au sein du pôle 3 « Normes, pratiques et savoirs » de la MSHE Ledoux. Christoph Singler et ses partenaires ont monté un séminaire qui devait se tenir du 14 au 18 avril 2020 à Hanovre et qui devait être associé à des manifestations artistiques dans la ville. Le séminaire est reporté à une date ultérieure pour cause de confinement. Cependant une exposition, Beyond the Black Atlantic, prévue du 25 février au 26 avril, est visible sur le site Contempory & (voir ici). Les directrices du site Contempory & ont en effet sélectionné cette exposition pour une visite virtuelle en temps de confinement.
Rencontre avec Christoph Singler.
Quels sont les objectifs de votre action à la MSHE ?
Christoph Singler : Lorsque j'ai commencé à cogiter au projet, c'était un projet ANR, qui n'a pas été retenu. Les expertises étaient telles que je n'ai pas voulu réessayer : l'une disait exactement le contraire de l'autre – impossible de contenter les deux ! J’ai donc cherché un autre financement et transformé le projet en Summer School. J'ai trouvé le financement auprès de la Fondation Volkswagen, qui a conduit à la collaboration avec une université allemande, en l'occurrence l'université Leibniz de Hanovre. Cette collaboration a ensuite été élargie vers nos partenaires africains et américains. Actuellement nous sommes sept porteurs du projet (2).
Notre Summer School est un atelier interdisciplinaire, qui combine les aspects scientifiques et politiques, avec une place importante accordée aux doctorant.e.s et post-doctorant.e.s ; nous avons même admis un certain nombre d'étudiant.e.s en master. Ces jeunes chercheurs viennent de différents continents : Amérique, Afrique, Europe. Et parmi nos partenaires nous avons des historiens de l'art et des anthropologues, mais aussi des spécialistes du patrimoine, de muséographie, du montage d'expositions d'art contemporain et d'art « ethnographique » (ou arts « premiers » – mais je ne sais pas ce que ce terme apporte ou change vraiment !).
Nous abordons les liens entre la diaspora africaine et le continent africain. Nos questions portent sur les modalités d'exposition des arts visuels africains et afrodescendants, leur classement problématique, leur place dans l'historiographie de la modernité. Nous organisons les débats autour des problématiques traitées dans les thèses. Par exemple, deux des thésards haïtiens (3) s’intéressent à la patrimonialisation de lieux historiques (dont un site de vente d'esclaves à Port-au-Prince). Ailleurs – au Sénégal ou au Bénin – les travaux de recherche concernent des artistes du 20e et du 21e siècles. En fonction des sujets de thèse, nous avons prévu quatre ateliers thématiques pour le séminaire qui devait avoir lieu à Hanovre en avril, et qui est reporté à cause du confinement : « art et société », « patrimoine culturel (muséographies) », « art contemporain », et « matérialité et mobilités ». Autour de ces 4 axes nous avons organisé le reste de la programmation.
Quant à l'aspect politique de notre Summer School : nous voudrions aider nos étudiant.e.s et post-doctorant.e.s à créer leurs réseaux ; à contribuer à davantage de collaboration déhiérarchisée entre le Nord et le Sud, en stimulant davantage d'étudiants africains ou afrodescendants à s'aventurer dans la recherche. Somme toute, il s'agit d'affirmer la recherche africaine/afrodescendante dans un domaine où c'est toujours l'Occident qui détient les institutions majeures et de ce fait le pouvoir d'interprétation.
Un petit aperçu des problèmes qui compliquent les échanges Nord-Sud : le prix des billets d’avion est parfois jusqu'à trois fois plus cher pour un Haïtien que pour un Français, et ne parlons pas de la course à obstacles qu'est devenue la demande de visas pour les jeunes Africain.e.s ou Latino-américain.e.s ! On dirait une véritable politique d'empêchement de ces collaborations scientifiques pratiquée par les ambassades européennes ! Je pense que les chercheurs européens devraient s'organiser pour lutter ensemble contre cette obstruction.
Au point de départ votre projet évoquait les « arts visuels du Grand Sud » mais cela a évolué depuis, pourquoi ?
Effectivement, le « Grand Sud » n'apparaît plus dans le titre anglais du projet (4), qui se concentre sur les arts visuels de l'Atlantique Noir. Il se trouve que l'Atlantique Noir est un terme associé au livre de Paul Gilroy (5), qui se concentrait sur la diaspora africaine et plutôt sur le monde anglophone. Le cadre qu'il s'était donné a été élargi depuis vers l'Atlantique Sud et notamment l'Amérique latine et l'Afrique subsaharienne contemporaine. En ce sens l’Atlantique Noir fait partie d'un ensemble géopolitique plus vaste, qui serait le « Grand Sud » ou « Sud globalisé », qui inclurait aussi les productions visuelles de l'Asie du Sud, des peuples amérindiens par exemple. J'ai été d'ailleurs très content d'apprendre qu'une doctorante indienne a également postulé pour ce projet. Ceci dit, je suis réticent par rapport à ces cadres géopolitiques, parce qu'ils ne tiennent pas vraiment compte des enchevêtrements entre Sud et Nord. Les migrations contemporaines compliquent beaucoup ce schématisme, même s'il est certain que ces migrations n'enlèvent rien à l'hégémonie occidentale dans les domaines qui nous concernent.
Vous êtes à l’initiative de l’exposition Beyond the Black Atlantic organisée par Sergey Harutoonian au Kunstverein de Hanovre, un centre d'art. L’exposition présente des œuvres de quatre artistes de l’Atlantique Noir : Sandra Mujinga, Paulo Nazareth, Tschabalala Self et Kemang Wa Lehulere.
Pouvez-vous présenter cette exposition ?
Je suis à son origine, mais je ne l'ai pas montée, c'était l'affaire du commissaire d’exposition Sergey Harutoonian et de l'équipe du Kunstverein. Beyond the Black Atlantic – Au-delà de l'Atlantique Noir – le titre dit bien le message, parce que les artistes exposés vont plus loin que la conception de l'Atlantique Noir de Gilroy en tant que contre-culture. L'idée c'est que ces artistes brouillent les frontières, mettent en question les identités (et les conceptions identitaires) ; en interrogeant les subjectivités noires ils/elles les situent dans un cadre qui englobe la société majoritaire blanche. Gilroy argumentait contre le concept de race, en faveur d'une culture diasporique, c'est ce que l'exposition retient de lui sans doute. C'est peut-être maintenant un moment décisif, où les artistes noir.e.s sont reconnu.e.s et accèdent aux grands espaces d'exposition des métropoles artistiques, non sans problèmes par ailleurs ! L'étape suivante ce serait qu'ils entrent dans les collections permanentes des musées du Nord en voie de globalisation.
Pourquoi avez-vous souhaité la tenue de cette exposition en parallèle du séminaire qui devait avoir lieu ? Quels liens faites-vous entre l’exposition et votre action de recherche ?
Une de nos préoccupations est de rompre les barrières entre le monde académique et les musées – les personnels des musées nous accueillent les bras ouverts – et d'aller au plus près de la pratique des métiers associée à la formation des doctorant.e.s, d'où les visites de musées et d'expositions, la discussion avec des curateurs/curatrices et autres décideurs, et notamment le débat sur Dak'art 2020 – la biennale de l’art africain contemporain – avec son directeur artistique Malick Ndiaye, qui est partenaire de notre projet. Les jeunes chercheur.e.s sont invité.e.s à participer à des tables rondes publiques, à prendre des initiatives dans nos diverses activités.
De là mon contact avec le Kunstverein, qui a organisé cette exposition en toute indépendance. Nous, les porteurs du projet, ne sommes pas intervenus dans le choix des artistes, mais l'idée de base est celle du séminaire, à savoir réunir des artistes des deux rives de l'Atlantique et permettre aux doctorant.e.s et post-docs, eux aussi des deux rives de l'Atlantique, de discuter ou remettre en question leurs points de vue respectifs européens, africains, américains... Par ailleurs, une tendance récente en histoire de l'art s'intéresse à l'histoire des expositions. Celle-ci permet aux thésards de la Summer School de connaître tous les tenants et aboutissants de ces manifestations.
Et last but not least : cette exposition a eu un retentissement certain à Hanovre, parce que l'ensemble incluait aussi un cycle de cinéma, des conférences, un séminaire à l'université, la présence des associations noires de la ville. Et elle a intéressé les responsables politiques d'une ville qui veut devenir capitale européenne de la culture en 2025. Jusqu'à présent ce type d'expositions était jugé faisable dans les grandes métropoles. C'est pour moi une avancée significative de l'avoir amenée dans une ville moyenne.
(1) Christoph Singler est en retraite depuis septembre 2019.
(2) Brigitte Reinwald, université Leibniz de Hanovre (spécialiste d‘histoire africaine), Kerstin Pinther (Ludwig Maximilians Universität de Munich, spécialiste d‘histoire de l'art africain), Romuald Tchibozo (université d'Abomey-Calavi, spécialiste d‘histoire de l'art, Institut National du Patrimoine), Malick Ndiaye (musée Théodore Monod, Université Cheikh Anta Diop, Dakar), Sterlin Ulysse (université d’Etat d‘Haïti, Port-au-Prince), Marcelo da Cunha (universidade Federal da Bahia, Museu afro-brasileiro, São Salvador da Bahia)
(3) Fritz-Gérald Louis et Jean-Mozart Féron
(4) Anthropolgy and contemporary visuel arts from the Black Atlantic. Between the art museum and the ethnological museum in the global north.
(5) Paul Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Cambridge, Harvard University Press, 1993. Traduction française : L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Paris, Kargo, 2003.