A la recherche de la grammaire du développement personnel

actu20200324 DISCIPLINEDISCIPLINE pour « Discours et idéologies du développement personnel et du bien-être » est l’un des projets lauréats de l’appel à projets MSHE 2019-2020. Portée par Virginie Lethier, maîtresse de conférences en sciences du langage au laboratoire ELLIADD, cette action de recherche interroge le développement personnel et le bien-être à partir des problématiques et méthodes de l’analyse du discours. Elle met également en place une organisation originale du travail via l’exploration d’un corpus partagé dont la construction et la mise en forme ont été initiées en février 2020 à la plateforme technologique SHERPA de la MSHE.
Rencontre avec Virginie Lethier, responsable du projet DISCIPLINE.
 
Pourquoi cet intérêt porté au développement personnel et au bien être ?
Virginie Lethier : Ces deux notions étroitement corrélées sont désormais omniprésentes dans notre environnement quotidien : elles aliment tout un marché de services et de produits. Des rayons entiers de librairie sont aujourd’hui consacrés au développement personnel, qui donne également lieu à des applications mobiles, à des ateliers de formation, des stages… Plus qu’un simple secteur commercial, le bien-être infiltre nos environnements professionnels : le « management » en a fait son nouveau mot d’ordre. Ce phénomène lexical n’est pas anodin : il est à la fois le vecteur et l’indice d’un changement de paradigme idéologique. De la même façon qu’il serait naïf de croire que le « management » est un strict synonyme de la « gestion des ressources humaines », la focale mise sur le « bien-être » plutôt que sur les « conditions de travail » engage et légitime une conception très différente des responsabilités de l’employeur et des salariés. Et pourtant, la dimension idéologique de ces changements lexicaux reste encore peu interrogée dans le contexte français.

La recherche ne s’est-elle pas emparée du sujet ?
Aux États-Unis, les recherches sur le développement personnel existent depuis longtemps et sont abondantes. Cependant, il faut tenir compte des différences liées au terrain culturel… En l’occurrence, la notion de développement personnel, dans le contexte américain, est colorée par la culture du self help, qui n’a pas d’équivalent en Europe.
En France, depuis une dizaine d’années des travaux de recherche se sont intéressés au développement personnel, surtout en philosophie et en sociologie. On distingue deux grands courants d’étude en sciences humaines et sociales : les recherches qui envisagent l’essor du développement personnel comme un symptôme d’une « société du malaise » d’une part, et les recherches qui, d’autre part, abordent, dans une perspective foucaldienne, le développement personnel comme un mode de « gouvernementalité ». Dans cette perspective, qui est la nôtre, le développement personnel gagnerait à être regardé comme un instrument de contrôle des comportements, sans contrainte ni violence. Tout en nous promettant de nous offrir la possibilité d’être « libres », le développement personnel agit sur les comportements individuels et collectifs en diffusant et imposant de nouvelles normes, dont les accointances avec l’idéologie néolibérale sont extrêmement fortes.
 
Quels sont les objectifs du projet ?
Tout d’abord, DISCIPLINE est une action émergente, exploratoire si vous préférez. Ses enjeux sont de permettre la construction de réseaux. D’un réseau interdisciplinaire de chercheurs répartis sur tout le territoire tout d’abord : il s’agit de nous permettre des temps d’échange en vue de co-construire des hypothèses sortant des sentiers battus, de cibler des outils conceptuels et méthodologiques adaptés et qui permettent d’éclairer sous un nouvel angle les discours du développement personnel et du bien-être. Ces moments d’échanges, présupposant de maîtriser l’intégralité des travaux déjà effectués et de pouvoir en observer les apports et les limites, sont essentiels en sciences humaines et sociales. Aucune analyse pertinente ne peut être livrée (sous forme d’articles ou de réponses à appel à projets) sans cette réflexion préalable, surtout face à un objet aussi hétéroclite et multifacette que le développement personnel. Il s’agit par exemple de repérer les manques dans l’état de l’art pour construire une recherche à la méthodologie originale, susceptible d’apporter de nouveaux savoirs. Bien entendu, nous travaillons parallèlement à des analyses portant sur des cas empiriques, qui nous permettent de mettre à l’épreuve nos premières hypothèses et d’éprouver nos concepts et nos méthodologies.
L’action vise également la construction d’un réseau interinstitutionnel : nous souhaitons créer du lien entre les « universitaires » et les praticiens du développement personnel, dont il s’agit d’interroger (et de respecter) les savoirs et les représentations. Ce montage de réseau prend du temps et des moyens.
Enfin, notre action revendique sa dimension « critique », c’est-à-dire tournée vers la sensibilisation de toutes et tous aux dimensions idéologiques des discours sur le bien-être et le développement personnel. Pour ce faire, notre équipe a ouvert un carnet académique sur la plateforme Hypothèses et travaille à proposer des billets de décryptage sur des exemples concrets, que l’on « dissèque » de façon pédagogique. Des étudiants du master « Analyse du discours », coordonnés par Séverine Equoy-Hutin, vont publier sur ce carnet, à la fin du semestre, leurs propres billets d’analyse.

Quel soutien apporte la plateforme SHERPA à ce projet ?
La plateforme SHERPA nous apporte plusieurs types de soutien. Notre action implique tout d’abord la création d’un corpus partagé entre les membres. Ce corpus intègre notamment des données de presse spécialisée et des ouvrages de développement personnel : nous utilisons donc les scanners à haute productivité et les scanners non-destructifs de la plateforme. Nous exploitons par ailleurs les protocoles partagés à la plateforme pour l’acquisition et l’encodage semi-automatique des données audio (conférences, entretiens oraux, émissions de radio, etc.). Nicole Salzard, ingénieure au laboratoire ELLIADD est investie dans la plateforme et elle contribue à coordonner l’acquisition et l’encodage. Enfin, la plateforme SHERPA nous permet d’avoir accès à un espace numérique sécurisé et partagé d’échanges de données volumineuses avec nos collègues.
 
Quelles analyses pratiquez-vous sur vos corpus ?
Les participants au projet partagent de travailler avec les outils méthodologiques et conceptuels de l’analyse du discours au sens strict, par opposition à l’analyse de contenu. Nos analyses ne cherchent donc pas à repérer des thématiques, à observer « ce que dit » un texte, mais prêtent au contraire une forte attention aux façons de dire, à ce que nous nommons la « matérialité ». Ces analyses peuvent être assistées ou non par l’informatique et la statistique. Pour ma part, comme une autre membre du projet, Émilie Née (1) je travaille dans une perspective outillée : j’utilise un logiciel pour repérer et mesurer, dans de très grands ensembles de données, des régularités formelles lexico-grammaticales et syntaxiques derrière lesquelles se jouent des phénomènes énonciatifs et argumentatifs. L’utilisation de ces outils numériques n’a rien d’obligatoire, tout dépend des pratiques des chercheurs… Nous travaillons ensuite à faire dialoguer nos analyses respectives pour décrypter les mécanismes langagiers à l’œuvre dans le développement personnel et leurs variations en fonction des genres et des contextes.

Parallèlement, vous préparez une journée d’étude.
Nous organisons une journée-atelier « Les discours du développement personnel et du bien-être » qui se tiendra le 8 juin 2020 (2) à la MSHE, ouverte à tous sur inscription. Nous accueillerons entre autres la psychanalyste Emmanuelle Laurent, qui est notamment connue pour son ouvrage Comme psy comme ça (3) et pour sa chaîne YouTube Mardi noir - psychanalyse-toi la face ! qui est un véritable ovni, dont les émissions sont suivies par plus de 50 000 abonnés… Cette psychanalyste, qui détourne les codes des « tutos », est une brillante passeuse de savoirs et partagera avec nous son regard sur le développement personnel. Pour que cette journée soit une véritable journée de dialogue avec toutes les personnes présentes (chercheur.e.s, étudiant.e.s, professionnel.le.s, grand public), nous sortirons du format classique de la journée d’étude et de ses traditionnelles « communications individuelles » pour privilégier des formes de tables rondes et des interventions en binôme.

(1) Émilie Née est maîtresse de conférences en sciences du langage au Centre d’étude des discours, images, textes, écrits, communication (CEDITEC), à l’université Paris-Est-Créteil.
(2) L'entretien a été réalisé avant le confinement.
(3) Mardi noir, Comme psy comme ça, Paris, Payot, 2018