Espaces de la crise, crise de l'espace

actu20200120 ecce glocusLaureano Montero, Karolina Katsika, Lise Canto et Marta Álvarez (1) ont récemment publié Espaces de la crise – crise de l’espace aux éditions Orbis Tertius. Dans cet ouvrage, les auteurs restituent les recherches qu’ils ont mené à la MSHE Ledoux dans le cadre de l’action « ECCE GLOCUS » (2) portée depuis 2016 par Marta Alvarez. Rencontre avec la chercheuse.

Quel a été l’objet de vos recherches ?
Marta Álvarez :
Nous nous sommes attachés à l’étude des transformations spatiales en Espagne et en Grèce pendant la crise économique de 2008 à 2017, et cela à partir de l’analyse de la production culturelle.

Qu’entendez-vous par transformations spatiales ?
Les conséquences de la crise économique se sont manifestées très vite dans les espaces de ces deux pays. Il ne faut pas comprendre le terme « espace » dans un sens métaphorique mais au contraire dans son sens concret : ce sont les lieux qui se sont transformés. En Espagne, la crise est directement en rapport avec l’éclatement d’une bulle immobilière : les immeubles en construction et les grues ont commencé à faire partie du paysage, mais à un moment donné ces immeubles n’ont pas pu être occupés, parfois les travaux ont été abandonnés. On retrouve aujourd’hui un peu partout dans le pays des immeubles fantômes, des ruines encore récentes, parfois des quartiers et des villes entières pour lesquels il faut trouver de nouvelles fonctions. Dans ces deux États méditerranéens, les rues ont été transformées par la fermeture de magasins et par la mise en vente massive des biens immobiliers. Les espaces, ce sont aussi les personnes qui les occupent : celles qui sont expulsées de leur logement, ou celles qui se concentrent sur les places pour exprimer leur mécontentement. Au niveau du continent, cette crise est également venue redéfinir les rapports de pouvoirs entre les pays qui font partie de l’Union Européenne, ce qui, une fois de plus, a des conséquences sur les populations.

Et vous avez analysé ces transformations à travers la production culturelle. De quelles productions s’agit-il exactement ?
Le projet est parti d’un groupe de chercheur.e.s en littérature et cinéma, ce sont donc ces deux domaines que nous avons le plus explorés. Dans les deux pays étudiés, les critiques ont commencé à parler de littérature et de cinéma de la crise, en faisant référence surtout à des œuvres qui traitaient principalement des conséquences économiques de la crise et des coupes budgétaires qui ont suivi. Certaines voix ont dénoncé l’aspect « publicitaire » de ces étiquettes « littérature de la crise », « cinéma de la crise », mais il est clair que les circonstances historiques définissent dans les œuvres des particularités thématiques et formelles.

Comment cela ?
La crise est devenue un motif fondamental de la production culturelle pendant la dernière décennie. Au cinéma - mon domaine de recherche - elle a été omniprésente sur les écrans, même si le long-métrage de fiction a mis un peu de temps à réagir, en raison des modes de production plus lourds que ceux du documentaire et du court-métrage. Cette présence se manifeste surtout à travers la représentation d’hommes et de femmes qui ont souffert des conséquences économiques de la crise : les gens qui ont perdu leur travail, leur logement et même leur famille à cause de la crise deviennent les personnages principaux de ces fictions et de ces documentaires. Je pense par exemple au film de Max Lemcke en 2011 Cinco metros cuadrados ou celui de Neus Ballús en 2013 La plaga qui veut dire le fléau. En 2014, il y a eu plusieurs films : Os fenómenos, de Alfonso Zarauza, Magical Girl (La niña de fuego) de Carlos Vermut, Murieron por encima de sus posibilidades de Isaki Lacuesta. Et ce ne sont là que quelques exemples. En suivant l’évolution des fictions et documentaires, nous constatons la présence des transformations spatiales qui nous intéressent, ainsi que l’iconicité de certains lieux. Par exemple, les banques et les espaces de pouvoir, véritables symboles de la crise, deviennent le cadre de protestations. En rapport avec ces espaces, nous avons pu constater la résurgence d’un genre particulier, celui du film de braquage, ou plus largement de la fiction axée sur les braquages. Le dernier exemple audiovisuel et le plus populaire est la série La casa de papel, de Álex Pina, diffusée par Atresmedia en Espagne et sur Netflix en 2017 et 2019. Mais il y a aussi des films : El mundo es nuestro réalisé par Alfonso Sánchez en 2012, Murieron por encima de sus posibilidades de Isaki Lacuesta en 2014 ou encore Cien años de perdón de Daniel Calparsoro en 2016. Et nous retrouvons des histoires semblables dans d’autres médias, comme la bande dessinée, par exemple Las abuelas dan el golpe de Cristina Bueno et Raquel Franco en 2015 ou Presas fáciles de Miguelanxo Prado en 2016. Dans ces fictions, nous sommes pris en otage par un récit qui nous place du côté des braqueurs, nous comprenons que ces « honnêtes gens » ont été poussés au crime par les circonstances. Ces œuvres font office de vengeance symbolique, d’exutoire, pour une population qui a compris la crise comme une escroquerie orchestrée par les classes dirigeantes, n’oublions pas que le terme « hold-up » a été souvent utilisé dans la presse pour faire référence aux exigences d’institutions telles que le FMI ou la Banque Centrale Européenne. 20190924 Parution ecce glocus 2

Le livre que vous venez de publier Espaces de la crise – crise de l’espace comprend des analyses de cette production culturelle espagnole et grecque mais aussi plus largement des espaces de la crise… Votre travail croise plusieurs disciplines. 
Effectivement l’interdisciplinarité a présidé à notre travail, ce dont rend compte le livre. Le noyau initial du groupe, à savoir Karolina Katsika, Laureano Montero et moi-même, vient de la littérature et des études cinématographiques. Et nous avons cherché d’autres spécialistes dans ces champs disciplinaires comme Anne-Laure Bonvalot, Silvia Rosa, Konstantinos Tzouflas, Iván Villarmea. Avec les hispanistes, notamment de Regensburg, Boston et Vienne, nous avons eu beaucoup de contacts très fructueux, qui ont donné lieu à plusieurs publications (3). Mais nous avons tenu aussi à travailler avec des collègues d’autres spécialités : civilisation hispanique avec Lise Canto, géographie avec Blaise Galland, sciences politiques avec Noëlle Burgi, Philip S. Golub et Matthieu Petithomme. Ils ont participé à la publication, au même titre que des représentants des mouvements sociaux (collectif Tramallol de Séville) et des artistes, telle la photographe grecque Ianna Andréadis. Nous avons toujours eu cette volonté d’ouverture. A Besançon et à Dijon, nous avons tenu à combiner les rencontres scientifiques (séminaires, journée d’étude), avec des activités de vulgarisation pour toucher le grand public. Par exemple, nous avons réalisé plusieurs projections de films, dans les locaux universitaires, à l’UFR SLHS et à la MSHE, mais aussi dans des cinémas, le Petit Kursaal à Besançon et l’Eldorado à Dijon.

Envisagez-vous une suite à cette action ?
Nous cherchons à compléter certains aspects. L’exploitation des données a été plus importante pour l’Espagne que pour la Grèce et nous voulons continuer l’étude de la production culturelle de ce pays pendant la période qui nous intéresse. Et j’aimerais par ailleurs réfléchir à l’évolution de ces deux pays au-delà de la crise économique ou, plutôt, à partir du moment où l’on ne parlait plus de « LA » crise mais des crises, celles des réfugiés ou des nationalismes, par exemple.

(1) Laureano Montero est maître de conférences en espagnol (civilisation et cinéma) au Centre Interlangues (TIL) à l’université de Bourgogne. Karolina Katsika est docteure et chargée de cours en littérature comparée. Lise Canto est doctorante et enseignante en espagnol et civilisation. Marta Alvarez est maitre de conférences en espagnol (littérature et cinéma) au Centre de recherches interdisciplinaires et transculturelles (CRIT) de l’université de Franche-Comté.
(2) Espaces en crise, crise de l'espace – Glocalisation Littérature Organisation spatiale Cinéma Urbanisme Sociologie
(3) Jorge Cagiao et Isabelle Touton, Marta Álvarez (dir.), España después del 15M, Catarata, Espagne 2019 ;
« Paisajes de la crisis en los cines ibéricos », Iberoamericana, vol. 18, Num. 69 septiembre-deciembre 2018, dossier coordonné par Marta Alvarez et Esther Gimeno Ugalde ;
Iván Villarmea, Marta Álvarez (2018) « La habitación del hijo. Paisajes familiares en el cine español de la austeridad », in Aline Jancquart-Thibault et Catherine Orsini-Saillet, Histoires de famille(s) dans le monde hispanique contemporain. Éditions Orbis Tertius, p. 333-345