Une diversité de régimes fonciers dès l'Empire romain

20221108 Code agraire romainGérard Chouquer, historien de la propriété et du cadastre (1), responsable à la MSHE de l’action « Normes et pratiques foncières et agricoles dans le monde », qui constitue également l’une des séries de la collection des Cahiers de la MSHE, a récemment publié Code de droit agraire romain. Référents antiques pour le pluralisme et les anciens régimes fonciers aux éditions Publi-Topex. Un ouvrage qui fait écho aux travaux que le chercheur mène à la MSHE.

Explications avec Gérard Chouquer.

L’ouvrage restitue un corpus de droit élaboré pendant la colonisation romaine par les agrimensores, les arpenteurs romains. Vous le qualifiez de « droit des "conditions" et des "controverses agraires" ». Pouvez-vous présenter ce code ?
Pour former les arpenteurs à leurs missions sur le terrain, les meilleurs d'entre eux ont écrit des commentaires servant de manuels. Cela s'est fait à partir du règne de Vespasien (69-79), car cet empereur a entrepris une vaste révision fiscale et cadastrale qui a concerné plusieurs provinces et cités de l'Empire romain. Mon « Code » (c'est moi qui le nomme ainsi), est une compilation organisée de la matière qui se trouve dans ces fameux commentaires. Comme ces arpenteurs accompagnent la colonisation romaine, ils imaginent des solutions juridiques et territoriales différentes selon que Rome veut être indifférente, récompenser une fidélité, ou au contraire punir une résistance. D'où leur définition des différentes « conditions agraires ». D'où aussi le partage qu'ils font entre des conflits ordinaires qui seront de la compétence du juge civil, et conflit de droit sur les terres et les territoires, dans lesquels ce sont eux qui seront juges, car la lecture d'un plan cadastral et l'expertise d'un bornage sont des actes techniques. Ce partage, c'est l'objet de leurs « controverses agraires ».

Est-ce ce qu'on nomme couramment le « droit romain » ?
Justement pas ! et là est l'étonnement. Depuis deux mille ans on disposait de ce corpus de droit, or les juristes l'ont laissé de côté, tout occupé qu'ils étaient et sont encore à explorer ce qu'on nomme le droit civil ou droit romain. Ce droit civil, c'est celui de la communauté des citoyens romains. Ce n'est pas celui qu'on applique aux populations de l'Empire. Mon travail aura donc été de rassembler une matière énorme (1329 articles) et de réfléchir à l'organisation qu'il fallait lui donner.
  
En quoi cet ouvrage s’inscrit dans les travaux que vous menez à la MSHE ?
Le lien est lointain, mais assez fondamental. Dans la série « Normes et pratiques foncières et agricoles dans le monde », avec Marie-Claude Maurel, nous publions des analyses qui mettent en avant le fait que les situations foncières ne sont jamais lisses, qu'elles sont traversées par des différences (qu'on appellera selon les cas, des exceptions, des exemptions, des immunités, des privilèges, des inégalités, des coutumes…) et qui expliquent que les territoires ne se ressemblent pas. Avec ce Code, je donne une généalogie à ces faits toujours actuels. Nombre de pays actuels hésitent sur les différents régimes juridiques, à Rome c'était déjà le cas.  Nombre de pays actuels connaissent différentes formes de propriété sur leur sol, comme dans l'empire romain. Et ainsi de suite. En lisant mon Code, le lecteur découvrira par exemple, qu'en Italie à la fin du IIe siècle avant J.-C., il n'y avait pas moins d'une vingtaine de formes de propriété. Et il se demandera alors pourquoi l'opinion dominante veut que « la » propriété à Rome ait été unique, exclusive, toute puissante. Aujourd'hui, nous avons à affronter le même dilemme : nous avons une définition exclusive de la propriété (l'art. 544 du Code civil français), mais la réalité dit autre chose sans qu'on sache comment organiser ces différences de fait.
 
(1) Gérard Chouquer est directeur de recherches au CNRS honoraire et membre de l’Académie d’agriculture de France