La ruse de guerre par le prisme du discours

actu20210415 Publication RUSEPenser et dire la ruse de guerre de l'Antiquité à la Renaissance vient de paraître aux Presses universitaires de Franche-Comté sous la direction de Michel Pretalli (1) dans le cadre de l’action de recherche « Ruse » qu’il développe à la MSHE depuis trois ans. L’ouvrage fait suite à un colloque pluridisciplinaire éponyme qui s’est tenu en 2018 consacré à la ruse militaire analysée à travers les discours.
Rencontre avec Michel Pretalli.

Vous êtes responsable d’une action de recherche dont l’objet est la ruse. Comment s’est construit votre intérêt de chercheur pour la ruse ?
De façon assez naturelle, en fait : mon objet de recherche principal est la littérature militaire du XVIe siècle et l’on y rencontre de très nombreux stratagèmes, qui sont souvent ceux hérités d’auteurs grecs ou romains, tels que Frontin ou Polyen. La Renaissance, comme on le sait, est fondée sur une réappropriation de la culture antique, mais ce qui est peut-être un peu moins connu, c’est que le phénomène n’a pas concerné que les arts et les lettres, et la guerre fait justement partie des disciplines qui furent renouvelés – en partie – sous l’influence des modèles anciens. J’ai donc commencé à m’intéresser de plus près à la ruse et, au fil de mes lectures, il m’est très vite apparu qu’elle représentait un sujet absolument captivant et bien plus vaste que je ne l’avais pensé dans un premier temps, lorsque je la considérais uniquement par la lorgnette militaire.
La ruse est présente dans presque toutes les activités humaines : la publicité l’emploie pour nous inciter à acheter certains produits plutôt que d’autres, les sportifs comptent sur les feintes et d’autres subterfuges pour défaire leurs adversaires, les peintres trompent nos sens pour donner l’illusion de la présence d’un objet en trois dimensions quand on est face à une surface plane recouverte de traits et de couleurs ! Elle est même pratiquée par les animaux – le cerf qui ruse pour échapper au chasseur et à ses chiens, par exemple –, les plantes – certaines orchidées simulent l’aspect de la guêpe pour attirer les spécimens mâles qui assureront leur pollinisation sans le savoir – voire certains organismes au niveau cellulaire ! La ruse ouvre des questionnements fondamentaux, comme celui de la spécificité humaine dans le vivant. Tout cela a attisé ma curiosité et, puisque les compétences d’un seul homme ne peuvent suffire à affronter un sujet aussi complexe, j’ai décidé de faire appel à des collègues d’autres disciplines – histoire, philosophie, lettres, psychologie, etc. – et de lancer l’action de recherche dont ce volume est le premier résultat concret.actu20210415 Publication RUSE 2
 
Dans l’ouvrage qui vient de paraître, la ruse militaire est abordée à travers le discours. Pourquoi avoir privilégié cette approche de la ruse ?
J’ai privilégié cette approche car elle me semblait ouvrir des perspectives originales sur le sujet. Bon nombre d’auteurs – anglo-saxons notamment – ont écrit sur la ruse de guerre depuis la seconde moitié du XXe siècle, généralement afin d’élaborer des principes à partir desquels il serait possible de l’employer ou de s’en prémunir. Aucun, à ma connaissance, n’avait cependant accordé d’importance au fait que tout ce que nous savons de ces ruses – comme de bien d’autres choses qui proviennent d’époques reculées – nous est accessible à travers des textes, c’est-à-dire des discours, terme que j’ai voulu entendre dans une définition générale. Or, ces discours qui servent à dire et à penser la ruse de guerre impliquent une médiation qu’il me semble absolument indispensable de ne pas négliger. Il s’agissait donc d’étudier la façon dont les stratagèmes sont décrits dans des textes de natures très diverses – œuvres poétiques, textes techniques ou encore des récits de campagnes militaires par exemple – et d’époques différentes afin de mettre en lumière les modalités de cette mise en discours. Dans la littérature du XVIe siècle, par exemple, le recours à la ruse est nettement valorisé, notamment car il reflète un usage hérité de cet âge d’or qu’était l’Antiquité pour les hommes de l’époque. Dans les textes du Moyen âge, comme les romans de la « Matière de Bretagne », dominés par l’esprit chevaleresque, diamétralement opposé à l’idée même de ruse, les stratagèmes sont présentés dans une lumière négative du point de vue moral.
 
In fine, que nous disent ces discours sur la ruse ?
Ces discours nous en apprennent beaucoup sur la ruse et nous montrent notamment comment le type de discours, sa finalité et le contexte dans lequel il est produit peuvent influer sur l’image qui est donnée de la ruse : par exemple, on est étonnés de constater combien, d’un texte à un autre, la ruse peut tantôt être présentée comme un procédé miraculeux né d’un esprit génial, tantôt comme un acte ignoble commis par un être qui n’aurait pas eu le courage d’affronter l’ennemi de face. Et pourtant, ce sont toujours les mêmes procédés rusés qui sont à l’œuvre !  Ainsi, on peut considérer coupable de perfidie un général qui s’empare d’une place forte en rusant pour pénétrer dans la ville par surprise, mais on peut aussi le voir comme celui qui a permis la résolution de l’affrontement en épargnant la vie de centaines voire de milliers d’hommes. Naturellement, je résume très grossièrement une situation en réalité bien plus complexe et j’invite le lecteur à lire l’ouvrage afin de s’en rendre compte directement.

Cet ouvrage aura suite
Oui, il ne s’agit dans celui-ci que des stratagèmes de guerre : soit une seule des innombrables facettes de la ruse. Ce livre n’est que le premier d’une série – une longue série j’espère – sur le sujet, que complétera dans les prochains mois la publication d’un second volume, consacré cette fois aux liens fascinants que la ruse entretient, de l’Antiquité à nos jours, avec la magie.
 
(1) Michel Pretalli est maître de conférences en études italiennes à l’Institut des sciences et techniques de l’Antiquité (ISTA)