Construire la mémoire des mémoires

actu20190507 Memoires de l Enclave110 heures d’enregistrement audio, 2 100 pages d’entretiens retranscrits, un tapuscrit en 2 tomes, plusieurs centaines de feuillets manuscrits, des dossiers de presse, des courriers, des carnets, des photos… Ce sont les archives de l’ouvrage de Jean-Paul Goux Mémoires de l’enclave paru aux éditions Mazarine en 1986. Une partie d’entre elles est actuellement numérisée à la MSHE Ledoux, dans le cadre du programme « AME » porté par Andrée Chauvin en réponse à l’appel à projets « Transmission, travail, pouvoirs » 2019 (1).
Tout commence en 2016 avec un projet pédagogique et de recherche consacré aux mémoires ouvrières en Franche-Comté. Le projet est conduit dans le cadre de la licence de sciences du langage par Sandra Nossik, Virginie Lethier et Marion Bendinelli, enseignantes-chercheuses et membres du laboratoire ELLIADD. Les étudiants de licence mènent des entretiens auprès d’ouvriers et ouvrières à la retraite ; une série de conférences est organisée, au cours de laquelle interviennent des historiens, des sociologues, des linguistes… En 2017, l’écrivain Jean-Paul Goux est invité à donner une conférence sur les Mémoires de l’enclave (récits d’industrie). Il retrace notamment le travail de préparation, avec la masse de documents collectés, les cassettes de 90 minutes contenant les entretiens avec les ouvriers. Car Mémoires de l’enclave résulte de deux ans d’enquête menée par Jean-Paul Goux en 1983-84 dans le Pays de Montbéliard, qu’il nomme « l’Enclave », auprès d’ouvriers et ouvrières, retraités pour la plupart. L’ouvrage alterne retranscription d’entretiens, récits de rencontres, analyse documentaire et historique, réflexions personnelles… pour restituer une histoire ouvrière dans une forme avant tout littéraire. L’évocation en 2017 par Jean-Paul Goux de ses archives éveille immédiatement l’intérêt des chercheurs de l’UFC présents à la conférence. Andrée Chauvin sollicite l’accord de l’écrivain, qui confie à la MSHE l’ensemble des documents préparatoires à l’ouvrage.
A présent, Nicolas Gutehrlé et Christopher Boulogne, recrutés dans le cadre du projet « AME », bénéficient de l'expertise et de l'accompagnement offerts par l'unité NuAnCES (2) de la plate-forme technologique pour transposer une partie des archives sur support numérique : dans un premier temps, celle relative aux entretiens réalisés par Jean-Paul Goux et à leur retranscription. La plupart de ces entretiens ont été enregistrés, mais quelques-uns ont fait l’objet d’une simple prise de notes. Nicolas Gutehrlé scanne, à l’aide d’un scanner non destructif de la PFT, les retranscriptions d’entretiens et les indexe. Devra ensuite suivre une phase « d’océrisation », c’est-à-dire la transformation des fichiers numérisés sous la forme d’images en fichiers textes exploitables informatiquement. Nicolas Gutehrlé a également en charge la numérisation des 73 cassettes audio. Ce travail de numérisation des documents papier et audio permettra non seulement d’en assurer la conservation mais aussi de les étudier. C’est dans cet objectif qu’intervient Christopher Boulogne en retranscrivant certains entretiens selon les normes sociolinguistiques contemporaines. Ces dernières donnent à voir la langue orale, en restituant les hésitations du langage, les répétitions, les intonations… contrairement aux retranscriptions réalisées dans les années 80, qui tendaient à gommer les stigmates de l’oral. Une heure trente d’enregistrement demande une dizaine d’heures de travail. Environ 9 d’entretiens devraient être retranscrits selon les normes sociolinguistiques parmi les 73 enregistrés. Le choix est opéré par Andrée Chauvin et Sandra Nossik, selon les hypothèses de travail des recherches à venir : par exemple l’identité du locuteur (syndicaliste, retraité, homme, femme…), les conditions de l’entretien (lieu, seul/en couple…), etc.
In fine, le corpus oral reconstitué, obtenu grâce au programme « AME », sera une des portes d’entrée (3) dans cet « objet fascinant », dit Andrée Chauvin, qu’est Mémoires de l’enclave, à la croisée de la littérature, de l’histoire et de la sociologie. C’est là l’ambition de l’action de recherche « Mémoires ouvrières Jean-Paul Goux », qui débute cette année et est programmée jusqu’en 2021, sous la responsabilité scientifique d’Andrée Chauvin et Sandra Nossik dans le pôle 4 « Archive, bases, corpus » de la MSHE. Il s’agit non seulement de sauvegarder et valoriser les archives de l’ouvrage, mais également de susciter des recherches interdisciplinaires, prenant appui sur le corpus d’entretiens menés en 2016 et 2017 par les étudiants de licence et/ou le corpus qui vient d’être numérisé à la MSHE. Cet ensemble de données offre matière à des recherches pouvant porter tout à la fois sur l’histoire ouvrière, sur les récits de vie que représentent les entretiens ou encore le processus d’écriture de l’ouvrage.

(1) L’appel à projets « Transmission, travail, pouvoirs » (TTP) est lancé annuellement depuis 2016 par la Fédération des MSH de Bourgogne et de Franche-Comté. Le projet « AME - de l’enquête à l’œuvre : expérience ouvrière et fabrique de l’écriture. Archives des Mémoires de l’Enclave de Jean-Paul Goux » fait partie des six projets lauréats 2019. Andrée Chauvin est professeur de sciences du langage au laboratoire ELLIADD (Édition, langages, littératures, informatique, arts, didactique, discours).
(2) L'unité fonctionnelle NuAnces (Numérisation et Analyse de Corpus pour la rEcherche Scientifique) est dédiée à la numérisation (2D et 3D), la conservation, la mise à disposition et l’exploitation par différents traitements et méthodes d’analyse (notamment statistiques) de corpus textuels, de fonds d’archives multimédia et d’objets.
(3) Le projet « AME » regroupe des chercheurs de différentes disciplines et laboratoires qui s’intéressent par exemple à l’histoire des mouvements ouvriers, aux trajectoires d’engagement des écrivains, à la genèse et à la réception littéraires de l’œuvre.