Représentations et pratiques des liens humains: la transformation des mœurs vue par les concours académiques

actu20210705 POLIAMOUR« Je n’ai besoin, ni de prouver l’importance de mon sujet, ni d’en indiquer la division. Quand une question émane d’une société aussi savante on a rien à craindre des futilités : on peut sans hésiter se mettre au travail. » C’est ainsi qu’un compétiteur introduit la réflexion qu’il présente au concours de 1847 de l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Besançon. Sa réponse fait partie d’un ensemble actuellement numérisé à la MSHE dans le cadre de la recherche « POLIAMOUR – Politiques de l’amour : théories et pratiques de l’attachement (XVIIIe-XIXe siècles) », portée par Sophie Audidière, maitresse de conférences en philosophie (1). L’action, à laquelle contribue une quinzaine de chercheurs en philosophie, histoire, sciences du langage, a pour objet les représentations et pratiques de l’attachement dans ses différentes formes : liens familiaux, amicaux, d’amour, de solidarité professionnelle ou communautaire… Il s’agit d’appréhender les transformations des mœurs, ce que les XVIIIe et XIXe siècles appelaient les « affections sociales », avec cette question centrale : la Révolution Française crée-t-elle une rupture ? Pour cela, les chercheurs prennent appui sur les concours de l’Académie de Besançon en comparant les réponses à des sujets voisins avant et après la Révolution Française.
Créée en 1752 par lettres patentes royales, l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Besançon, comme toutes les académies de province, propose un concours annuel, portant sur des questionnements variés. Sophie Audidière cite pour exemple : « Du suicide, de ses causes et de ses remèdes », « De l’influence des fêtes et des divertissements publics sur les mœurs des populations », « Des causes qui ont altéré l’esprit de famille et des meilleurs moyens de le rétablir », « Des conséquences économiques et morales qu’a eues jusqu’à présent en France et qui semble devoir produire dans l’avenir la loi sur le partage égal des biens entre les enfants », « Causes de l'émigration des habitants des campagnes vers les grands centres de population et ses conséquences » ou encore « Essai grammatical sur le patois d’Arbois ». Les notables locaux peuvent ainsi soumettre leur réflexion au jugement des académiciens. Les meilleures réponses – aux yeux des jurys – sont publiées et leurs auteurs récompensés, généralement au cours d’une cérémonie publique. « Au XVIIIe siècle – précise Sophie Audidière –  comme les concours sont gratuits et anonymes, sans prérequis statuaires, ils sont pour certaines personnes un moyen de gagner un peu d’argent et aussi un peu de notoriété, ce qui peut leur permettre de monter à Paris avec une petite réputation ouvrant des cercles sociaux et professionnels relativement fermés puisqu’on est dans une société nobiliaire. À la clé des places de secrétaire, précepteur, etc., des contrats de traduction, une activité de journaliste… ». Des femmes aussi répondent aux concours académiques, et en gagnent, de Mlle de Scudéry (à l’Académie française) à Catherine Bernard (aux Académies de Rouen, Toulouse, Paris…). Certaines réponses aux concours sont restées célèbres, tel le Discours sur les sciences et les arts que Rousseau présente à l’Académie de Dijon en 1749. Mais nombre d’entre elles sont le fait d’auteurs aujourd’hui inconnus. Pourtant, elles offrent une lecture originale de l’histoire des idées, à travers non pas les grands penseurs dont les écrits ont traversé les siècles mais les notables qui participent pleinement à la vie intellectuelle des XVIIIe et XIXe siècles. « Les réponses aux concours permettent d’avoir comme un tissu local – souligne Vincent Bourdeau (2) maitre de conférences en philosophie impliqué dans l’action – avec des notabilités, un abbé, un médecin, un professeur… qui donnent une température des idées qu’ont les gens de cette période. » Car les concours d’académie se font le reflet des préoccupations de leur époque. Selon Sophie Audidière, dans la société du XVIIIe siècle, les liens entre les gens sont certes prédéterminés par les places qu’assignent la monarchie, la propriété (ou non) de la terre, l’appartenance aux différents ordres (noblesse, clergé, Tiers), la croyance religieuse, les structures familiales mais d’un autre côté, « ces liens présupposés font l’objet d’interrogation, parce qu’on sait leur fragilité : il y a du suicide, de l’émigration vers les villes, un sentiment de perte de l’autorité paternelle, des tensions encore jusqu’à l’Édit de tolérance envers les protestants en 1787… il y a les "philosophes" et leur contestation de la morale religieuse. Le XVIIIe interroge tout cela. ». Certaines questions qui ont marqué l’histoire intellectuelle des XVIIIe et XIXe siècles ont précisément fait l’objet de concours. Vincent Bourdeau prend l’exemple du gouvernement des esprits : « un gouvernement peut-il modeler les affects ? Doit-il s’immiscer dans la vie intime ou seulement réguler les rapports externes que les individus entretiennent les uns avec les autres ? Selon une vision plutôt libérale qui finira par l’emporter au XIXe, le gouvernement ne doit pas chercher à modeler les âmes ; c’est même un reproche qui est fait à l’église catholique. C’est une question très débattue à l’époque, et un concours de notre corpus porte dessus. » actu20210705 POLIAMOUR 2
Pour des raisons historiques – la Révolution rendant publiques les archives – le corpus du XVIIIe siècle est conservé à la bibliothèque municipale de Besançon et déjà numérisé. Ce qui n’est pas le cas des réponses aux concours du XIXe siècle, après que l’Académie a retrouvé un statut d’association privée sous Bonaparte. Ce fonds, conservé à l’Académie, a jusqu’à présent peu fait l’objet d’un travail archivistique. Seul un inventaire existe, établi par Marie-Claire Waille, conservatrice à la bibliothèque municipale d’études et de conservation de Besançon – inventaire qui a été d’une grande utilité pour les chercheurs dans la sélection des concours à présent numérisés. Le corpus étudié par l’équipe POLIAMOUR est en effet constitué de toutes les réponses à une sélection de concours, choisis en fonction de leurs sujets. Ceux retenus se rapportent aux liens et aux affects sociaux qu’ils interrogent, tels la famille, l’amitié, l’honneur, l’attachement à la terre, les rapports entre les maîtres et les domestiques, les fêtes et divertissements…
Ainsi 155 réponses postérieures à 1804 correspondant à une vingtaine de sujets ont donc été transférées à la MSHE. Nana Awuah, étudiante en master de sciences du langage parcours « analyse du discours », prépare le corpus, encadrée par Vincent Bourdeau et Marion Bendinelli, responsable de l’unité de numérisation NuAnCES de la MSHE (3). Nana Awuah est notamment en charge de l’indexation et de la numérisation (4) de l’ensemble des documents d’époque : les réponses aux concours, constituées parfois d’une centaine de feuilles, sont souvent accompagnées d’une couverture cartonnée, parfois en bois, ou du papier marqué d’un cachet qui a servi d’enveloppe, autant de documents qui doivent faire partie du corpus numérique. Mais avant de disposer d’un ensemble manipulable informatiquement, une étape s’avère délicate : la conversion automatique des fichiers numérisés sous la forme d’images en fichiers textes exploitables. Pour les documents imprimés ou dactylographiés, la technique d’océrisation (5), c’est-à-dire la reconnaissance optique automatique de caractères, est désormais courante et produit des résultats satisfaisants, bien que des corrections manuelles puissent être requises. La reconnaissance d’écriture manuscrite (HTR) (6), en revanche, est très récente. Elle sera expérimentée sur le corpus POLIAMOUR avec un logiciel actuellement en test à la MSHE. Les chercheurs espèrent qu’elle sera concluante pour échapper à la transcription des textes. A l’issue de ce travail, le corpus complet XVIIIe-XIXe, accompagné d’outils de navigation, sera rendu accessible pour la recherche, sur la plateforme FANUM (7) hébergée à la MSHE et sur le site Mémoire vive, patrimoine numérisé de Besançon. L’objectif est ainsi de permettre d’autres travaux de recherche sur ces archives relativement confidentielles pour l’heure et pourtant riches d’enseignement.
 
(1) Sophie Audidière est membre du laboratoire Logiques de l’Agir (UFC), spécialiste de la philosophie du XVIIIe siècle.
(2) Vincent Bourdeau est membre du laboratoire Logiques de l’Agir (UFC), spécialiste de la philosophie sociale et politique du XIXe siècle.
(3) Marion Bendinelli est maitresse de conférences en sciences du langage au laboratoire ELLIADD. NuAnCES (Numérisation et Analyse de Corpus pour la rEcherche Scientifique) est l’une des trois unités fonctionnelles de la plateforme technologique SHERPA.
(4) La numérisation est réalisée à l’aide des scanners non destructifs copibook et OS12000, qui garantissent l’intégrité du document.
(5) Océrisation est le nom formé à partir du sigle OCR, tenant pour Optical Character Recognition.
(6) Sigle pour Handwritten Text Recognition.
(7) Fonds d’Archive NUMérique.