Eclairage sur la «guerre du jazz»

Actu202011014 Guerre jazz Hodeir PanassieA la mort du musicien, compositeur et critique musical André Hodeir, survenue en 2011, un important fonds d’archives privé est retrouvé, comprenant partitions, manuscrits, bandes sonores, correspondances… Avec l’accord de la veuve d’André Hodeir, Pierre Fargeton, maître de conférences en musicologie, qui a consacré sa thèse au musicien (1), a décidé d’exploiter et de valoriser ce fonds. Avec l’appui de la MSHE Ledoux, un premier ensemble documentaire est numérisé et rendu exploitable pour la recherche : il s’agit des lettres du critique de jazz Hugues Panassié à André Hodeir, écrites entre 1940 et 1948.
Les travaux menés par Pierre Fargeton dans le cadre du pôle 4 « Archive, bases, corpus » de la MSHE ont conduit à la parution récente d’une édition critique des lettres de Hugues Panassié dans la collection « Jazz en France » des éditions Outre Mesure, sous le titre Mi-figue, mi-raisin. Hugues Panassié - André Hodeir, correspondance de deux frères ennemis (1940-1948) suivi de Exégèse d’un théologien du jazz. La pensée d’Hugues Panassié en son temps.

Rencontre avec Pierre Fargeton.

Dans les années 40, Hugues Panassié et André Hodeir sont deux figures emblématiques de la « guerre du jazz » qui oppose les « figues moisies » aux « raisins aigres ». De quoi s’agit-il ?
Pierre Fargeton : Il s’agit d’une controverse qui se joue en fait sur plusieurs niveaux simultanés, à l’occasion de la naissance du jazz dit be-bop, juste après-guerre. C’est d’abord une querelle des Anciens et des Modernes, les uns pensant l’histoire du jazz comme une succession de stades de développement perfectionnant un idiome musical (dans une vision « progressiste », que défend notamment Hodeir), les autres pensant plutôt la continuité d’une tradition perçue comme menacée de décadence ou de dévoiement (dans une vision « puriste » qu’incarne particulièrement Panassié). Cette querelle recoupe en partie le clivage qui s’est fait jour très tôt chez les amateurs de jazz, entre une approche primitiviste dans laquelle le critère racial tient lieu de gage d’authenticité (le « vrai jazz » ne peut être que noir, et « noir » devient la couleur d’une supposée primitivité érigée en antidote du monde moderne), et une approche « universaliste » qui entend ne juger que de la musique, mais qui méconnait sans doute ce faisant beaucoup d’autres critères de pertinence d’appréciation du jazz.
En parallèle, cette « guerre » est aussi une guerre de positions entre intermédiaires du monde du jazz, qui se disputent le leadership sur le milieu de la presse spécialisée, de l’organisation de concerts, et d’autres choses encore. Pour finir, on pourrait dire que cette bataille est aussi et surtout une affaire de goût, puisque derrière les arguments brandis par les deux parties se cache en réalité une simple défense individuelle des ordres de préférences auditives que chacun voudrait pouvoir imposer aux autres – y compris à l’intérieur de chaque clan.
Autant de raisons en tout cas de ne pas figer les positions dans un tableau où les « raisins aigres » seraient de simples réactionnaires pétrifiés et les « figues moisies » des avant-coureurs éclairés et idéalisés. Chacun, dans cette histoire, est à l’occasion mi-figue, mi-raisin… Actu202011014 Guerre jazz Hodeir Panassie Couverture
 
Les archives qu’André Hodeir a laissées constituent un fonds exceptionnel et très riche. Pourquoi avoir commencé sa valorisation par les lettres de Hugues Panassié ?
D’abord parce que venant de refermer un travail de dix années sur André Hodeir, j’avais envie de me « décentrer » un peu de mon objet de thèse, et que la mise au premier plan de Panassié m’en fournissait l’occasion. Ensuite, parce que cette correspondance est un témoignage inestimable d’une fracture qui a structuré en profondeur le monde du jazz en France, qui a eu un retentissement important outre-Atlantique, et qui travaille encore aujourd’hui souterrainement les imaginaires. C’est donc un document d’une importance considérable pour les études sur le jazz.

Qu’apprennent ces lettres au chercheur en musicologie ?
Surtout quand elles sont le fait d’intellectuels, les lettres sont un type d’archive qui nous fait pénétrer sans filtre dans l’intimité de raisonnements qui sont en pleine construction, de sensibilités qui sont en pleine phase de dévoilement. La genèse d’une idée s’y découvre souvent mieux que dans les publications qui l’ont imposée. Les propos y sont plus spontanés, souvent moins mesurés, voire d’une crudité ou d’une familiarité inattendues, ce qui nous donne un accès privilégié à l’intellectualité en train de se construire, et surtout quand la correspondance est fleuve, un terrain d’observation rêvé de la confrontation suivie de deux intellectualités (celles des deux correspondants). En ce qui concerne le jazz – le rôle déterminant de l’improvisation en jazz ayant à tort imposé l’idée que les musiciens et amateurs de jazz n’ont guère de goût pour la chose écrite – ce terrain d’exploration reste aujourd’hui non pas une terre vierge mais une terre à peine découverte, notamment parce que suspendu à la découverte d’archives privées, des archives qui soit dorment dans des placards ignorés, soit, plus tristement encore, ne trouvent pas d’institution appropriée pour les préserver, et surtout les valoriser dans des délais raisonnables…

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Sommaire de l'ouvrage

(1) Pierre Fargeton a été maître de conférences à l’université de Franche-Comté de 2012 à 2015 au laboratoire ELLIADD. Il est actuellement maître de conférences HDR à l’université Jean-Monnet (St-Étienne), chercheur à l’IHRIM (Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans la Modernité, UMR 5317). Sa thèse a donné lieu à l’ouvrage André Hodeir, le jazz et son double, publié chez Symétrie en 2017 et récompensé du Prix du Livre de Jazz 2017 de l’Académie du Jazz.