La publication en octobre 2016 du livre De l'humeur normale à la dépression en psychologie cognitive, neurosciences et psychiatrie (1), coordonné par Éric Laurent (2) et Pierre Vandel (3), est l'occasion de revenir sur les travaux menés par Éric Laurent à la MSHE Ledoux depuis 2009. Éric Laurent est responsable scientifique de deux actions de recherche complémentaires inscrites dans le pôle « Comportements, risques, santé » de la MSHE. La première « Marqueurs oculomoteurs précoces de la maladie d'Alzheimer et de la dépression » a été conduite de décembre 2009 à septembre 2016. Elle a bénéficié du soutien financier de la Région Franche-Comté et de l'université de Franche-Comté. La seconde « Oculomotricité, cognition, et processus thymiques : aspects normaux et pathologiques » lui fait suite et se terminera en décembre 2021.Dans sa partie concernant les aspects pathologiques, elle est financée par un projet porté par Pierre Vandel et soutenu par l'Institut de recherche en santé publique (IReSP) et l'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) (4). Avec ses recherches, Éric Laurent s'intéresse aux mouvements oculaires comme indicateurs de l'état cognitif et de l'état thymique (c'est-à-dire lié à l'humeur) normal ou pathologique des personnes.
La première action de recherche s'est centrée sur les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer et les personnes âgées dépressives. La maladie d'Alzheimer débutante sur le plan symptomatologique engendre des troubles cognitifs, touchant par exemple la mémoire ou les capacités d'inhibition (5), qui peuvent parfois être proches de ceux développés par les personnes âgées dépressives. Pourtant, discriminer très tôt les deux maladies favoriserait une prise en charge des patients mieux adaptée à la pathologie. L'un des objectifs de la recherche menée initialement à la MSHE était d'aider à ce diagnostic différentiel en caractérisant d'abord chacune des maladies sur le plan de la cognition et des comportements oculaires. Pour ce faire, les chercheurs se sont intéressés à la motricité oculaire. Ils s'attachent depuis à caractériser l'activité oculomotrice des patients afin d'identifier des « marqueurs oculomoteurs » de la maladie d'Alzheimer et de la dépression chez la personne âgée. À court terme, il s'agit de mieux connaître les aspects comportementaux et cognitifs associés aux différentes maladies. À moyen terme, une batterie de tests permettant un diagnostic précoce des deux maladies pourrait être conçue. L'avantage de cette technique d'analyse est d'être non-invasive. Elle pourrait, sur le plan pratique, apporter un élément d'aide au diagnostic complémentaire des méthodes déjà utilisées reposant sur la pharmacothérapie d'épreuve (6) ou les ponctions lombaires.
Pour observer et caractériser l'activité oculomotrice, les chercheurs mènent des expériences à l'aide de techniques vidéo-oculographiques. Par exemple, un type d'expériences vise à quantifier les temps de réaction des mouvements oculaires. Le sujet est placé face à un écran d'ordinateur, équipé d'un appareillage d'enregistrement des mouvements oculaires, et sur lequel apparaissent et disparaissent des points lumineux. Il est ensuite invité à fixer son regard tantôt sur un point particulier tantôt à son opposé. Les chercheurs enregistrent et mesurent la vitesse et la précision du mouvement des yeux. Ces expériences ont été menées auprès de patients Alzheimer, de patients âgés dépressifs et de sujets âgés sains. Elles ont montré des comportements oculaires spécifiques à chacun des trois groupes de sujets, permettant d'identifier des marqueurs oculomoteurs. Les données concernant les comportements oculomoteurs liés à la dépression ont été publiées. Celles portant sur la maladie d'Alzheimer sont actuellement soumises pour publication.Sur le plan scientifique, la recherche est bien avancée. Pour autant son versant appliqué, avec la mise au point de tests de diagnostic précoce, nécessite encore plusieurs années de travail. Non seulement, des problèmes techniques devront être résolus pour faciliter l'utilisation des matériels vidéo-oculographiques par des non-spécialistes, mais aussi les expériences doivent être répétées avec un nombre plus important de patients en vue de déterminer des normes qui permettront de catégoriser chaque futur cas en fonction de son âge, son sexe, son niveau de formation (etc.).
Le travail n'est donc pas terminé et Éric Laurent le poursuit, toujours en collaboration avec Pierre Vandel, avec l'action OCT de la MSHE : « Oculomotricité, cognition, et processus thymiques : aspects normaux et pathologiques ». En effet, parallèlement aux travaux hébergés à la MSHE au cours des dernières années, Éric Laurent a développé au Laboratoire de psychologie un programme expérimental sur l'humeur normale, qui l'a conduit à élargir le champ des recherches menées à la MSHE pour permettre une analyse intégrée des aspects normaux et pathologiques.
L'humeur désigne un état affectif relativement diffus, ressenti par le sujet comme positif ou négatif, mais dont les causes ne lui sont pas toujours conscientes. Nous sommes toujours dans un état d'humeur particulier, pour des raisons qui peuvent nous être connues ou nous échapper. L'humeur se distingue de l'émotion, qui le plus souvent présente une intensité plus forte, est de plus courte durée, et est bien identifiée par le sujet de même que les causes qui l'ont déclenchée. L'humeur a des origines (personnalité, trauma, sommeil, nourriture, activité physique...) et des conséquences (addiction, motivation et effort, mouvements oculaires, risque suicidaire...) multiples et complexes, dont fait état le livre De l'humeur quotidienne à la dépression en psychologie cognitive, neurosciences et psychiatrie, coordonné par Éric Laurent et Pierre Vandel.
L'objet de l'action OCT est d'explorer les liens entre humeur, cognition et mouvements oculaires, dans les situations normales et pathologiques. Pour mettre au jour ces relations, Éric Laurent et ses étudiants conduisent notamment un autre type d'expériences permettant d'observer l'activité oculomotrice des sujets non malades en fonction de leur humeur. Ils commencent par définir des groupes de sujets selon le type d'humeur. Pour cela, ils demandent par exemple aux personnes d'écrire un récit autobiographique du souvenir le plus positif de leur vie s'ils souhaitent induire une humeur positive ou le plus négatif s'ils souhaitent induire une humeur négative. Puis les sujets sont confrontés à un contenu émotionnel, en étant invités à observer un portrait. Les chercheurs enregistrent alors les fixations visuelles sur des stimuli, qu'ils représentent ensuite sous la forme d'un « nuage » de points là où le regard s'est posé. Ils observent particulièrement si le sujet tend à approcher ou à éviter les zones du visage particulièrement importantes dans l'expression de l'émotion que sont les yeux et la bouche. Ces expériences montrent un traitement différencié de l'information selon le type d'humeur. Par exemple, lorsque l'humeur induite est négative (la tristesse), le regard se concentre sur les zones émotionnelles yeux/bouche ; à l'inverse lorsque l'humeur induite est positive (la joie), le regard se pose un peu partout sur le portrait. Selon Éric Laurent, ces patterns renseignent sur la relation entre humeur et cognition. Ils montrent que l'humeur module l'état cognitif du sujet et sa recherche active de l'information. Il reste à établir la mesure dans laquelle les comportements oculomoteurs, au quotidien, optimisent de façon stratégique la gestion de l'humeur individuelle.
A partir des expériences sur l'activité oculomotrice, auxquelles sont ajoutées d'autres types de mesures, notamment physiologiques, les chercheurs ambitionnent donc dans leur nouveau programme de recherche de poursuivre le travail de caractérisation du comportement oculaire en lien avec la performance cognitive pathologique (comme dans les cas de pseudo-démence dépressive et de la maladie d'Alzheimer) ou la performance cognitive normale. Ils cherchent également à déterminer la capacité des mouvements oculaires à caractériser les états dépressifs (en particulier ceux qui peuvent déboucher sur des comportements suicidaires) et à identifier des comportements oculomoteurs caractéristiques de l'humeur normale, afin de contribuer au développement d'une théorie sur la régulation de l'humeur par le traitement actif de l'information.
Liste des publications de Éric Laurent
(1) Éditions De Boeck Supérieur.
(2) Maître de conférences en psychologie cognitive, directeur-adjoint du laboratoire de psychologie de l'université Bourgogne Franche-Comté
(3) Professeur de psychiatrie, chef de service de psychiatrie de l'adulte et coordinateur du Centre mémoire de ressources et de recherche de Franche-Comté au CHRU de Besançon, chercheur au Laboratoire de neurosciences de l'université Bourgogne Franche-Comté
(4) Le projet IReSP/INSERM coordonnée par Pierre Vandel porte sur le suicide.
(5) Les capacités d'inhibition désignent les capacités du sujet à contenir des comportements réflexes.(6) La pharmacothérapie d'épreuve vise à tester les effets de la pharmacothérapie sur les patients, et à partir de leurs réactions établir le diagnostic.