Approches innovantes pour étudier les dynamiques de territoire dans la durée

20221028 archaedynLe premier volume de Archaedyn. Dynamique spatiale des territoires de la Préhistoire au Moyen Âge vient de paraître aux Presses universitaires de Franche-Comté dans la collection des Cahiers de la MSHE sous la direction de Estelle Gauthier, Murielle Georges-Leroy, Nicolas Poirier et Olivier Weller (1). L’ouvrage rend compte des résultats du programme de recherche Archaedyn mené à la MSHE depuis 2005, sous la responsabilité de François Favory et Laure Nuninger, d’abord dans le cadre d’une ACI (action concertée incitative) puis d’un contrat ANR (agence nationale pour la recherche) (2). Ce premier volume restitue deux ateliers du programme Archaedyn : « aires d’approvisionnement, terroirs et finages » et « circulation des matières premières et des produits ».

Présentation avec les chercheurs.
 
Vous avez abordé la dynamique des territoires par une approche résolument spatiale. De quoi s’agit-il ?

Nicolas Poirier. L’atelier 1 « Aires d’approvisionnement » s’est intéressé à la dynamique des espaces agraires, les zones effectivement mises en cultures par les sociétés anciennes : champs, vignes, prés, pâturages. L’objectif était de mesurer les pulsations spatio-temporelles qui affectent ces zones dans la longue durée, depuis la Protohistoire jusqu’à la période moderne. Nous nous sommes intéressés à deux types de vestiges particuliers : les parcellaires fossiles conservés par le couvert forestier actuel et détectés grâce au Lidar, et les tessons de poteries arrivés dans les parcelles cultivées par l’épandage des fumures au fil du temps. Chacun de ces types de vestige peut être attribué à une période chronologique et permet donc de lire les phases d’extension et de rétraction des zones agricoles au gré des besoins des sociétés rurales.

Estelle Gauthier. L’atelier 3 « Diffusion des matières premières et des objets manufacturés » s’est quant à lui intéressé à la notion de « dynamiques », prise dans deux sens différents mais complémentaires. Il s’agissait d’abord d’appréhender les dynamiques des aires de consommation des produits, c’est-à-dire de mettre en évidence des variations dans l’espace et au cours du temps, liées tantôt à la localisation des ressources et à la possibilité d’exercer un contrôle sur celles-ci (le sel en Moldavie par exemple), tantôt à des facteurs sociaux, comme la localisation des élites dans le cas d’objets à forte valeur sociale, tels que les haches en jade au Néolithique et les objets métalliques à l’âge du Bronze. Mais la notion de « dynamique » se rapporte également à la circulation des produits. De ce point de vue, nous avons proposé des méthodes pour étudier les modes de diffusion et modéliser les flux au sein d’un réseau de transferts.20221028 archaedyn couv

Vous avez effectivement déployé une méthodologie et des outils innovants, qui sont communs aux différents axes de recherches. Pouvez-vous les présenter ?

Nicolas Poirier. La démarche de l’atelier 1 était avant tout comparative et cherchait à identifier des tendances communes et des particularismes locaux. Pour cela, il a fallu mettre en œuvre des outils quantitatifs permettant de mettre en regard, terme à terme, les différentes micro-régions étudiées. Nous avons donc élaboré des indicateurs quantifiés de l’ancienneté, de la durée et de la durabilité de l’investissement agraire des sociétés anciennes. Sur le plan cartographique, cela s’est traduit par l’utilisation de maillages ou grilles régulières sur chacune des aires étudiées. Chaque maille de la grille permet de représenter graphiquement la valeur mesurée de chacun de ces indicateurs. Les maillages permettent également d’exprimer les changements intervenus entre deux phases chronologiques par le calcul de soustraction entre deux grilles.

Estelle Gauthier. Effectivement, l’utilisation de méthodes de « modélisation spatiale » faisant appel à une quantification des indicateurs archéologiques au sein d’un système maillé géoréférencé que l’on appelle un GRID s’avère particulièrement efficace pour mettre en évidence les dynamiques spatiales. Dans le cas de l’atelier 3, nous avons plus particulièrement fait appel à la méthode des densités de noyaux et à l’algèbre de cartes pour faire apparaître les noyaux de concentration de données (qui représentent pour nous des pôles de consommation du produit étudié), comparer leur importance respective et visualiser leurs évolutions. Les analyses de visibilité font également partie des méthodes de modélisation spatiale. Elles utilisent des modèles numériques de terrain qui permettent de calculer quels sont les espaces visibles depuis les sites et permettent donc de comprendre certains types de liens, des possibilités de contrôle notamment, qui ont pu exister entre les sites d’habitat et les ressources exploitées.

Nicolas Poirier. Autre exemple, nous avons utilisé des outils de statistiques spatiales, comme les barycentres, qui permettent de représenter sous la forme d’un point « moyen » le centre de gravité des espaces amendés à chaque pas de temps. En représentant sur la même carte les barycentres de toutes les phases chronologiques, on lit très bien les dynamiques spatiales qui affectent ces espaces agraires. On peut ensuite calculer les distances entre les centres de gravités consécutifs et ainsi mesurer l’ampleur des épisodes d’emprise ou de déprise des espaces cultivés.

Estelle Gauthier. Cette même méthode est employée par l’atelier 3 pour mettre en évidence des processus de diffusion. En effet, en comparant la position des barycentres de plusieurs indicateurs (types d’objets, matières, niveaux de finition, etc.) des effets de régionalisation apparaissent qui traduisent des phénomènes de sélection par les différents groupes humains impliqués dans ces circulations à longues voire à très longues distances. Au Néolithique, par exemple, les haches en jades ont circulé à travers toute l’Europe depuis une source unique située dans les Alpes italiennes. Mais selon les régions, les cultures qui ont acquis ce produit à très haute valeur sociale semblent avoir privilégié des formes différentes. Certaines se sont même réapproprié les pièces qui leur parvenaient en les retransformant selon leurs propres codes culturels. Les barycentres permettent aussi parfois d’identifier un processus linéaire qui peut refléter un changement progressif de la valeur ou de l’utilisation du produit à mesure que l’on s’éloigne de la source, c’est-à-dire les gîtes de matière première ou le centre de production. Pour les jades, on voit par exemple très bien que les pièces sont, statistiquement, de plus en plus longues et de plus en plus travaillées à mesure que l’on s’éloigne des gîtes. Les haches à talon normandes de l’âge du Bronze moyen semblent également subir un processus similaire de sélection.
Le dernier chapitre de l’ouvrage, enfin, est consacré à la circulation des produits et à la notion de réseaux. La transposition de l’analyse des dynamiques spatiales à des structures linéaires, les axes de circulation, représentait un défi particulier. Nous avons donc fait appel à d’autres méthodes, comme les projections linéaires, qui permettent de modéliser l’importance relative des axes en fonction des sites archéologiques situés à proximité. Une autre difficulté en archéologie est de reconstituer les réseaux de diffusion alors que nous ne nous basons généralement que sur les lieux de découverte des objets sans connaître les autres étapes de leur parcours depuis la source. C’est seulement après avoir mis en œuvre les méthodes décrites précédemment pour comprendre les modes de diffusion et identifier les principaux noyaux de consommation, que nous avons pu proposer une reconstitution du réseau de circulation des haches en jades au Néolithique. Une fois modélisé, en termes de nœuds et d’arêtes suivant la théorie des graphes de Claude Berge, la structure du réseau a fait l’objet d’une analyse prenant en compte des notions spécifiques, comme la centralité et l’accessibilité, afin de savoir si les avantages conférés par la position d’un nœud ou d’un site au sein du réseau a pu influencer le nombre d’objets qui sont passés par lui.

Les résultats de votre démarche sont nombreux, vous venez de le montrer. Quel est celui qu’il vous semble important de partager ?

Estelle Gauthier. Les travaux d’ArchaeDyn avaient surtout une visée méthodologique. Nous avons fait appel à un certain nombre de méthodes d’analyse spatiale en les appliquant à des données collectées dans le cadre de thèses et d’autres programmes de recherche créés en amont ou en parallèle et qui mobilisaient souvent des approches plus classiques. Ces projets sources ont chacun bénéficié des apports méthodologiques d’ArchaeDyn, qui sont venus enrichir leurs résultats en leur offrant un point de vue différent.

Nicolas Poirier. Ce qui a permis aux travaux sur les espaces agraires de démontrer deux éléments importants : d’abord que les forêts actuelles aussi ont une histoire, qu’elles n’ont pas nécessairement toujours été dans la configuration lisible aujourd’hui, qu’elles ont connu des pulsations spatiales et chronologiques importantes au fil du temps, ce qui leur a permis de « fossiliser » certains vestiges d’aménagements agraires passés témoignant de cette chronologie complexe alternant des phases de défrichement et de reprise forestière. D’autre part, les travaux sur les épandages agraires ont démontré que, si les zones les plus favorables, en termes de qualité des sols, d’ensoleillement, de distance à l’habitat, sont généralement les plus régulièrement investies par les sociétés anciennes, d’autres espaces moins favorisés ont pu être mis en culture, contre toute attente, pour répondre aux besoins temporaires ou permanents de sociétés rurales en expansion.

Estelle Gauthier. Les travaux de l’atelier 3 ont quant à eux montré que les circulations de produits dès les périodes anciennes ont pu suivre des processus de circulation très complexes ; les réseaux se composent de nombreux intermédiaires qu’il est souvent très difficile d’identifier de nos jours. Le cas d’étude des haches en jades alpins a révélé de ce point de vue son caractère exceptionnel par la qualité et la précision des informations qu’il était possible de mobiliser. C’est ce qui a permis de proposer une véritable modélisation du réseau et des flux. Mais cela a été permis par plus de trente années de collecte systématique de données et d’étude des objets en amont, un travail immense !
Les analyses ont également montré l’importance des aspects sociaux dans l’étude des phénomènes de transfert. La circulation d’un produit sur de longues distances répondait souvent à une demande particulière liée à sa valeur économique ou sociale. Certaines circulations se sont développées alors que le produit n’était pas forcément le plus facile d’accès. Ainsi l’analyse des interactions entre les sites d’exploitation, de transformation des ressources et les sites d’habitats est une des clés de compréhension des circulations. Il est même probable que ces questions d’interactions sociales aient largement surpassé les questions d’accessibilité, la force d’attraction des consommateurs ayant largement compensé les éventuelles contraintes géographiques.
Enfin, il est très important de le préciser : bien que les outils et méthodes soient ici proposés en application sur des exemples précis, nous pensons qu’ils sont réapplicables à de nombreux autres cas d’étude et nous espérons que ce sera le cas, que les travaux d’ArchaeDyn vont inspirer la recherche archéologique française, en particulier par un développement de l’utilisation de la modélisation spatiale en archéologie comme c’est déjà le cas pour d’autres sciences humaines. Les communications du colloque en hommage à Jean-Luc Fiches qui s’est tenu en octobre à Nice (3) ont beaucoup fait référence aux travaux d’ArchaeDyn et montrent déjà cet intérêt grandissant pour ce type d’approches dans le milieu de la recherche archéologique.
 
(1) Estelle Gauthier est maîtresse de conférences en archéologie spatiale et protohistorique, laboratoire Chrono-environnement (UMR 6249) ; Murielle Georges-Leroy est inspectrice des patrimoines au ministère de la Culture, chercheure associée au laboratoire Chrono-environnement ; Nicolas Poirier est chargé de recherche CNRS en archéologie, laboratoire TRACES, équipe TERRAE Archéologie et histoire des sociétés médiévales méridionales (UMR 5608) ; Olivier Weller est chargé de recherche CNRS en archéologie, laboratoire Trajectoires (UMR 8215).
(2) ACI « Espaces et Territoires », contrat ET28 2005-2007 ; contrat ANR-08-BLAN-0157-01 2009-2012, prolongé jusqu'en 2012. François Favory est professeur émérite en histoire et archéologie, laboratoire Chono-environnement ; Laure Nuninger est chargée de recherche CNRS en archéologie spatiale, laboratoire Chrono-environnement.
(3) Colloque « Dynamiques des peuplements, des territoires et des paysages : bilan et perspectives en Archéologie spatiale. Hommage à Jean-Luc Fiches », 42e Rencontres Internationales d’Archéologie et d’Histoire de Nice Côte d’Azur, organisées par le laboratoire Cultures et Environnements Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (CEPAM, UMR 7264), 12-14 octobre 2022