Du Jura à l’Europe: une autre lecture du Néolithique

actu20210610 Publication Prehistoire Jura PAN PetrequinPierre Pétrequin, directeur de recherche émérite au CNRS, et Anne-Marie Pétrequin, tous deux rattachés à la MSHE Ledoux, publient La Préhistoire du Jura et l’Europe néolithique en 100 mots-clés aux Presses universitaires de Franche-Comté, dans la collection des Cahiers de la MSHE. Dans cet ouvrage en trois volumes richement illustrés – que les PUFC ont choisi pour être la 1500e parution de l’éditeur – les chercheurs reviennent sur quarante-cinq années de recherche archéologique dans le Jura, notamment sur les sites de Clairvaux et de Chalain. A travers une documentation abondante, dix chapitres et cent mots-clés du vocabulaire archéologique, ils retracent l’histoire des premiers agriculteurs, entre 5300 et 2100 av. J.C., et dévoilent des sociétés complexes ouvertes sur l’Europe occidentale.

Rencontre avec les chercheurs.

Les villages littoraux des lacs de Chalain et de Clairvaux-les-Lacs dans le Jura sont des sites majeurs de la Préhistoire en France, inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2011. Pouvez-vous rappeler en quoi sont-ils exceptionnels ?
Pierre et Anne-Marie Pétrequin : Découverts en 1869 à Clairvaux et en 1904 à Chalain, les villages littoraux du Jura ont livré aux préhistoriens de très longues séquences chronologiques qui permettent de suivre l’évolution de la population, des techniques et des ambiances culturelles durant près de deux millénaires. Le fait est déjà rare en soi, avec près de 40 sites archéologiques sur les rives de ces deux lacs de dimensions pourtant modestes. Mais la valeur documentaire et patrimoniale de ces sites tient surtout à la position topographique qu’ils occupent, sur d’anciennes rives inondées ou dans des bas-marais amphibies. Le choix social de construire dans des milieux aujourd’hui répulsifs a conduit les populations néolithiques à adapter leur architecture, en construisant maisons et greniers à plancher rehaussé sur pilotis pour échapper à l’humidité permanente et aux crues. C’est donc dans un milieu privé d’oxygène, sous le niveau de l’eau et des nappes phréatiques, que se sont conservés des milliers de bois d’architecture, parois en clayonnage, rejets de la vie quotidienne, restes de préparations culinaires, sparteries vestimentaires (1), c'est-à-dire des restes végétaux qui, habituellement, ont disparu des habitats de terre ferme. Parmi les objets emblématiques découverts lors de nos recherches entre 1970 et 2008, on compte haches et herminettes emmanchées, couteaux à moissonner, bols et tasses en bois, batteurs sur tête de sapin, filet de pêche, flotteurs et poids de filets, mais aussi arcs en if ou en frêne, flèches avec leurs hampes, bâtons de jet. Sans boucler pour autant l’inventaire, signalons des signes de pouvoir et de grands poignards en silex, jetés à l’eau sous forme de sacrifices… Certains de ces objets sont uniques et plusieurs ont acquis la célébrité dans le monde scientifique : le travois (2) de Chalain et son joug pour atteler une paire de bœufs, attribué au 31e siècle av. J.-C., un grand bol cérémoniel à poignée zoomorphe daté du 32e siècle, des tissages du 38e siècle. Cette richesse offre l’incroyable possibilité d’étudier les domaines des techniques et de la vie sociale considérés ailleurs comme hors de portée.actu20210610 Publication Prehistoire Jura PAN Petrequin T1

Dans les années 80, avec votre équipe de chercheurs, vous expérimentez la construction grandeur nature de maisons sur pilotis typiques de la fin du IVe millénaire av. J.C. L’une de ces maisons est en couverture du premier tome de l’ouvrage. Pour quelles raisons avoir développé cette approche expérimentale ?
Dans les années 1970, la plupart des scientifiques estimaient que les variations démontrées du climat et du niveau des lacs et des marais pouvaient, à elles seules, expliquer la dynamique des phases d’abandon et de construction des villages littoraux du Néolithique et de l’Âge du Bronze, les hauts niveaux conduisant à abandonner les rives, tandis que la colonisation des milieux humides reprenait lors des périodes d’étiage. L’idée était simple, mécaniste et donc facile à accepter. Néanmoins, le mode de formation des couches archéologiques - avec d’épaisses litières végétales plus ou moins disposées en cordons de flottage - et surtout la remarquable conservation des restes organiques dont nous venons de parler prenaient sans doute l’hypothèse climatique en défaut : en effet, il n’est pas imaginable que les témoins végétaux fragiles aient pu se conserver sur sol asséché, même momentanément. Il fallait donc tester d'autres dynamiques d'habitat et d’autres modèles architecturaux. Les ethnologues nous en offraient toute une panoplie, car l’habitat sur pilotis est encore aujourd’hui largement développé sur notre planète. Les arguments archéologiques n’ont pourtant pas convaincu les spécialistes de l’environnement, qui campaient sur leurs positions. De plus, certains chercheurs supposaient même l'impossibilité physique de construire des maisons pesant une dizaine de tonnes sur de simples poteaux enfoncés dans des sédiments gorgés d’eau et donc sans résistance mécanique. Après avoir fait la synthèse des observations archéologiques et proposé différentes maquettes plausibles de l’architecture néolithique de bord de lac, nous avons dû en passer par une démonstration expérimentale : construire deux maisons différentes en utilisant uniquement des matériaux et des techniques connues au Néolithique, tout en travaillant en petite équipe de 6 à 10 personnes. Notre expérience de quelques mois dans les villages littoraux du lac Nokoué (en République populaire du Bénin) nous a d'ailleurs aidé, plusieurs techniques de fondation pour enfoncer les poteaux maîtres des maisons étant adaptées des exemples africains où nous étions en apprentissage. En 1988, dans le cadre du Centre de recherche archéologique de la vallée de l'Ain, deux maisons expérimentales étaient ainsi proposées à la fois aux scientifiques et au public. Nous les avons habitées plusieurs mois par an jusqu’à leur dégradation progressive au bout de 9 à 12 ans, sans autre problème sérieux que l’entretien d’un feu quasi permanent dans des constructions hautement inflammables, problème qui a trouvé des solutions satisfaisantes avec l’expérience vécue en Nouvelle-Guinée. Le constat est imparable : la construction et l’occupation de maisons à plancher rehaussé est parfaitement possible sur les plateformes littorales de nos lacs. Ces constructions pondéreuses n’ont pas souffert des vents de tempête, ni du poids de la neige. Le vrai point de fragilité reste la base des poteaux au contact eau/air où apparaissent rapidement les signes de décomposition du bois. Après l'abandon des maisons, nous avons observé leur dégradation durant un peu plus de 20 ans, pour vérifier si les ruines modernes subsistantes présentaient finalement la même disposition que les ruines archéologiques que nous avions fouillées. Une preuve étayée par l'expérimentation grandeur nature est maintenant apportée : différentes solutions architecturales démontrées ont permis à nos cultivateurs néolithiques de se libérer, dans une certaine mesure, des contraintes liées aux variations du niveau des plans d'eau. Il faut dès lors envisager diverses causes au rythme des habitats littoraux. Nos interprétations tendent aujourd'hui à donner de l’importance aux techniques agricoles et à l’agriculture itinérante, sans minimiser les choix sociaux dans le cadre de sociétés inégalitaires où une certaine violence était de mise, ce qui explique le choix de sites littoraux défendus par l'eau et le marais.actu20210610 Publication Prehistoire Jura PAN Petrequin T1

Pour appréhender le Néolithique, vous mettez en relation archéologie, ethnologie, approche expérimentale. Comment cela s’articule-t-il ?

Parlant de fouilles archéologiques, d’observations et d'interprétations d'analyses, il est bien rare que les données parlent d’elles-mêmes et n’offrent qu’une réponse univoque. L'archéologie préhistorique s'intéresse aux phénomènes sociaux complexes et pas seulement aux témoins environnementaux, aux objets, aux outils, aux techniques et aux choix économiques. Mais avec l’hyperspécialisation des chercheurs, le temps des connaissances encyclopédiques est révolu, au moment où nous devrions néanmoins diversifier les hypothèses à tester pour ne reconstruire, chaque fois, qu'un pan du passé. Notre parcours personnel et nos voyages nous ont écartés des raisonnements fondés sur des observations voulues définitives, des hypothèses tirées d’un supposé bon sens ou d’une logique inaltérable, où ne seraient pris en compte que des faits techniques, économiques ou environnementaux, en laissant de côté les sociétés elles-mêmes et leur part d’imaginaire. Parallèlement aux indispensables analyses scientifiques, depuis bientôt 35 ans nous avons orienté nos travaux selon trois pôles interactifs : - l’expérience personnelle vécue de la recherche de terrain et l’observation des données archéologiques ; - les séjours dans différentes sociétés contemporaines sans écriture, en particulier en Nouvelle-Guinée ; il s’agissait de développer l’aspect social et anthropologique de nouveaux modèles interprétatifs ; - l’expérimentation grandeur nature pour contrôler la plausibilité des hypothèses à tester sur le passé. Nous venons d’en voir un exemple avec les maisons expérimentales de Chalain. Ce volet est essentiel : en effet, comment parler de haches polies si l’on ne sait ni tailler la pierre, ni la polir, ni abattre un arbre avec une hache à lame de pierre ? Et comment peut-on parler de poterie et de techniques céramiques sans avoir suivi divers apprentissages en situation... ? Ces trois axes de recherche se sont mutuellement enrichis, le préhistorien posant aussi des questions « archéologiques » à l’horticulteur de Nouvelle-Guinée, qui répond en termes de croyances et de rituels ; l’ethnologue momentané proposant des hypothèses sociales à tester sur le passé ; l’expérimentateur comprenant enfin que ses compétences sont des plus modestes comparées aux savoir-faire des communautés agricoles du Néolithique. Cette attitude ouverte sur le monde nous a conduit à une approche anthropologique des sociétés disparues, les objets et les techniques illustrant non seulement des évolutions économiques, mais davantage encore : les puissants déterminismes de l’imaginaire qui fondent et animent toutes les sociétés humaines.

De là découle votre choix d’offrir au lecteur une entrée par mots-clés dans l’abondante matière scientifique exposée dans votre ouvrage. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?actu20210610 Publication Prehistoire Jura PAN Petrequin T1
La finalité de cet ouvrage est de rendre compte de la complexité et de la richesse des interprétations sociales imaginaires (les communautés concernées en ont fait des certitudes). Mais ce n’est pas chose facile, surtout lorsque l’on s’adresse à des lecteurs très divers, spécialistes de l’archéologie, érudits ou large public. C’est d’autant plus difficile qu’hormis les sociologues, les anthropologues ou les publicistes, ces notions d’imaginaire et d’idéel social peuvent sembler inhabituelles et lointaines. Ces phénomènes sont pourtant largement à l’œuvre dans notre société. Nous avons donc décidé de traiter d’exemples précis et limités, aisés à appréhender car chaque fois fondés sur un type d'objet, un outil particulier ou une technique bien identifiée. Ainsi chacun pourra au premier coup d’œil reconnaître un arc, une flèche, une hache, une roue, un champ de céréales, un squelette humain. L’esprit du lecteur le conduira peut-être à une première interprétation, technique et banale, tirée de notre (apparente) logique sociale. Mais ces objets, ces outils, ces techniques, ces pratiques, peuvent masquer des systèmes de pensée, des fonctionnements sociaux, des mythes et des convictions religieuses qui parlent du passé certes, mais aussi de nous-mêmes. Ainsi arc et flèches peuvent suggérer la chasse, mais plus vraisemblablement la violence, l’affichage des hommes, le sang versé, la division sexuelle du travail, le rôle du genre dans l'apprentissage des individus, les inégalités sociales, les sacrifices enfin comme ces corps jetés dans les gouffres. On peut considérer que les 100 sections peuvent être lues séparément, même dans le désordre, car tous les éléments de compréhension y sont chaque fois donnés. On peut également lire l’ouvrage de bout en bout, selon une logique de présentation des dix chapitres qui font progresser l’histoire depuis les techniques fondamentales jusqu’aux interprétations sociales les plus surprenantes. Tout au long du texte, des renvois paginés réintroduisent la complexité, pour le lecteur qui voudrait aller plus loin dans les interprétations ou chercher des bases documentaires mieux étayées.

Vous donnez ainsi à explorer les communautés néolithiques. Contrairement à l’idée communément répandue de sociétés vivant en autarcie, vos recherches mettent au jour de vastes réseaux d’échanges à travers l’Europe. Pouvez-vous en dire plus sur ces échanges et ce qu’ils révèlent ?

Au nom du « Progrès », la tendance a été de considérer les communautés comme égalitaires, vivant (subsistant) d’une économie agricole fragile, soumise aux aléas du climat. On supposait des populations travaillant intensément sans dégager de surplus notables, dans le cadre de relations régionales ne dépassant guère une centaine de kilomètres à vol d’oiseau. Ce que l’on peut résumer en deux mots : des sociétés « froides », vivant plus ou moins en autarcie. Une telle conviction a naturellement influencé la recherche. Un exemple : lorsque qu’un minéralogiste détermine la roche d’une hache en pierre polie, le réflexe « naturel » - comprenons : occidental actuel - est d'en chercher l’origine au plus près, de préférence sous la forme de galets dans le lit d’une rivière. Ainsi souvent sans vérification sur le terrain, l’hypothèse peut devenir certitude car elle s’inscrit dans la pensée occidentale colonialiste visant à déprécier Primitifs et étrangers ; les Grecs et les Romains ne pensaient pas autrement. Or dès le plus ancien Néolithique, des objets ont été mis en circulation et ont parcouru parfois près de 1 500 à 1 800 km à vol d’oiseau entre producteurs et consommateurs lointains. Quelles pourraient être les raisons de ces voyages au long cours, de ces objets dont la biographie raconte des épisodes de dons, d’échanges, de paiements compensatoires ? Les causalités techniques et économiques directes, souvent prônées, semblent avoir fait long feu. En effet, il n’y a pas de causes raisonnables, selon nos points de vue modernes, pour qu’une lame polie fabriquée en Piémont se retrouve aussi loin que le Danemark au nord, Malte au sud, l’Atlantique à l’ouest et la mer Noire à l’est. Dans toute cette aire géographique des centaines d’autres gîtes de roches adaptées à la production de haches étaient bel et bien connus, mais ils n’ont fait l’objet que de transferts modestes. Pourquoi les haches en jades alpins ont-elles connu une telle puissance de pénétration au travers de frontières culturelles et probablement linguistiques très marquées ? De même, pourquoi des artefacts qui ne servent à rien selon nos critères (perles en variscite de la péninsule Ibérique) et coquilles de Spondyles (pêchés en mer Égée) ont-ils parcouru l'Europe ? C’est qu’il ne s’agissait pas simplement d’outils techniques et pas davantage de parures plus ou moins rares. Ces objets - naturels ou façonnés - circulant à longue distance étaient des signes sociaux. Ils échappaient au monde du quotidien et des techniques. Leur répartition montre que seuls quelques hommes et femmes en possédaient, dans le contexte de sociétés où les inégalités étaient marquées, voire criantes. Ainsi autour du golfe du Morbihan durant le Ve millénaire, à la suite de Serge Cassen (3) nous avons pu identifier une société dominée par des rois divins regroupant dans leur caveau funéraire des centaines d’objets-signes exotiques d’une exceptionnelle valeur.

La reconstitution que nous proposons aujourd’hui des sociétés néolithiques, où circulaient objets sacrés et signes de pouvoir, n’est plus celle que nous avons (mal) décrite il y a une génération. Il n’y a pas de honte à reconnaître les contradictions de notre enseignement, signes évidents de la vitalité d’une discipline qui s’oriente (modestement) vers l’anthropologie.
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(1) Vêtements fabriqués en fibres souples de tilleul
(2) Véhicule de forme triangulaire, constitué de deux patins trainant sur le sol
(3) Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire de recherche Archéologie et Architectures (LARA), université de Nantes