Etude d’un biais cognitif dans le domaine judiciaire, la thèse d’Aglaé Navarre

20221206 soutenance Aglae navarreAglaé Navarre, doctorante à la MSHE rattachée au laboratoire de psychologie, a soutenu sa thèse en psychologie cognitive le 4 novembre 2022. Conduite sous la direction de André Didierjean en co-direction avec Cyril Thomas (1), la recherche d’Aglaé Navarre, intitulée « Étude de l'effet d'ancrage appliqué au domaine judiciaire », est consacrée à un biais cognitif – l’effet d’ancrage – dont les conséquences lorsqu’il s’agit de déterminer une sanction pénale sont loin d’être anodines.
Explication avec Aglaé Navarre.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est un biais cognitif et à quoi correspond l’effet d’ancrage ?

Aglaé Navarre. Au quotidien, la plupart de nos décisions sont prises de manière rapide et automatique grâce à l’utilisation de raccourcis mentaux, qu’en psychologie on appelle « heuristiques », qui agissent un peu à la manière de réflexes mentaux. Ces raccourcis nous sont extrêmement utiles au quotidien, mais peuvent dans certains contextes nous conduire à des erreurs de jugement. Ce sont ces erreurs systématiques que l’on appelle « biais cognitifs ». Les recherches sur le sujet ont permis d’en recenser plusieurs centaines. Parmi eux, l’effet d’ancrage est sans doute l’un des plus célèbres, et c’est à ce phénomène que j’ai consacré ma thèse.
L’effet d’ancrage correspond à l’influence d’un nombre (appelé ancre) présent à l’esprit sur nos estimations numériques. Par exemple, si vous devez estimer l’âge de Niel Armstrong lorsqu’il est allé sur la Lune, et qu’avant de réaliser votre estimation, on vous pose la question : « avait-il plus ou moins de 98 ans ? », le nombre 98, bien qu’absurdement élevé, va probablement vous conduire à une surestimation. L’effet d’ancrage est présent dans de nombreux domaines, y compris dans le domaine judiciaire, auquel je me suis particulièrement intéressée. Dans ce domaine, les décisions concernant le quantum de peine ou le montant des dommages et intérêts peuvent être influencé par des nombres auxquels les juges et jurés ont préalablement été exposés. Par exemple, dans le cadre des procès civils, de nombreuses preuves expérimentales suggèrent qu’il existe une forte dépendance du montant accordé par rapport au montant initial réclamé par le plaignant, ce qui signifie que plus la demande du plaignant est élevée, plus les dommages-intérêts accordés sont importants, même si les preuves présentées par le plaignant restent les mêmes. Dans le cadre d’affaires pénales, une étude menée en Allemagne a même montré qu’un nombre déterminé par un lancer de dé pouvait influencer le nombre d’années de prison donné par des juges professionnels !

Toutes les parties prenantes d’un procès peuvent donc être exposées à l’effet d’ancrage. Comment cela est-il étudié ?
La plupart des études portant sur l’effet d’ancrage dans le domaine judiciaire sont réalisées en laboratoire, et portent sur des situations judiciaires fictives. Ces études montrent que les novices à qui on demande de se mettre dans la peau d’un juré, comme les juges professionnels peuvent être influencés par une ancre lorsqu’ils prennent leur décision. Certaines études de terrain ont également été réalisées, et leurs résultats, couplés à ceux obtenus en laboratoire montrent bien que le domaine judiciaire n’est pas épargné par l’effet d’ancrage et que celui-ci touche différents acteurs du procès.
Dans le cadre ma thèse, les études que j’ai réalisées sont pour la plupart des expérimentations en laboratoire. Elles ont lieu à l’unité ESCCo de la MSHE (2). Cependant, le covid nous a quelque peu obligée à adapter nos méthodes de travail, nous conduisant à réaliser certaines expérimentations en ligne. Dans ce cas, nous recrutons nos participants par mail ou via les réseaux sociaux. Lorsque les études se déroulent en présentiel, nous recrutons des étudiants en psychologie.
La plupart de mes expérimentations consistent à demander aux participants de lire un texte qui décrit une affaire judiciaire, en se mettant dans la peau d’un ou d’une juré·e. À l’issue de cette lecture, je les expose à un nombre déterminé aléatoirement, par exemple par un tirage au sort, puis je leur demande de donner leur décision concernant la peine de prison.

Comment « fonctionne » l’effet d’ancrage ? Est-il possible de le limiter ?

Plusieurs centaines de recherches ont porté sur cet effet. Pourtant, encore aujourd’hui, les mécanismes sous-jacents à ce phénomène ne sont pas clairement établis, et plusieurs théories coexistent. Parmi elles, une semble particulièrement influente, c’est la théorie de l’accessibilité sélective. Selon cette théorie, lorsqu’on est exposé à un nombre avant de prendre une décision, de manière automatique nous testons l’hypothèse selon laquelle cette valeur est une bonne réponse à la question d’estimation – dans notre exemple de tout à l’heure ce serait : « est-ce que Neil Armstrong avait 98 ans lorsqu’il est allé sur la Lune ? ». Ce test d’hypothèse nous conduit à activer en mémoire des représentations associées à cette valeur : 98 ans activera des représentations associées à la vieillesse, comme le fait qu’il faille beaucoup d’expérience pour être recruté pour une mission d’une telle envergure. Même si ce test conduit à rejeter l’hypothèse de base (« il avait moins de 98 ans, c’est certain ! »), les représentations activées par l’ancre restent actives en mémoire, si bien que lorsqu’il est temps de répondre à la question d’estimation, ces représentations sont plus facilement et plus rapidement sélectionnées en mémoire, ce qui nous incite à sélectionner une valeur en lien avec ces représentations (donc un âge élevé), nous conduisant ainsi à choisir une valeur différente de celle qu’on aurait choisi sans avoir été exposé à cette ancre.
Les études ayant tenté de limiter cet effet montrent bien souvent des résultats mitigés. Dans le cadre de ma thèse, nous avons toutefois voulu tester l’influence de deux facteurs potentiellement modulateurs de l’effet d’ancrage.
Dans une première étude, nous avons voulu tester l’influence d’un avertissement donné aux participants sur la susceptibilité à l’effet d’ancrage. Dans cette expérience, avant de présenter l’ancre, nous avons fourni à la moitié des participants et participantes un petit paragraphe descriptif de l’effet d’ancrage, dans lequel nous leur demandions explicitement de veiller à ne pas se laisser influencer par celui-ci. L’autre moitié ne recevait pas ce paragraphe. Nos résultats montrent que le fait d’avertir les participants de l’existence de l’effet d’ancrage permet de supprimer son effet dans le cadre simulé de prise de décision judiciaire. Ces résultats sont particulièrement encourageants et nous sommes actuellement en train de réaliser une seconde expérience ayant pour but de répliquer ces premiers résultats afin de les confirmer.
Dans une deuxième étude, nous nous sommes demandé si l’exposition à deux ancres successives, de valeurs opposées et de pertinences différentes pouvait influencer les peines de prison données par des jurés simulés. Dans cette expérience, nous présentions un texte décrivant une affaire judiciaire, et au fil du texte, deux personnes donnaient leurs avis concernant la peine de prison : un magistrat qui assiste au procès en tant que spectateur et un boulanger rencontré durant la pause déjeuner, qui lui n’assiste pas au procès. Les deux avis étaient à chaque fois différents l’un de l’autre, et étaient soit de 5 ans, soit de 25 ans. Nos résultats montrent que la présence d’une seconde ancre de valeur opposée permet de supprimer l’effet d’ancrage produit par la première, et ce quelle que soit la pertinence de la source. Là encore, ce sont des résultats encourageants, que nous souhaitons approfondir dans le futur. 

(1) André Didierjean est professeur à l’université Bourgogne Franche-Comté ; Cyril Thomas est maitre de conférences à l’université Paris Cité
(2) ESCCo (Expérimentations pour les Sciences du Comportement et de la Cognition) est l’une des trois unités fonctionnelles de la MSHE. Elle est dédiée aux sciences du comportement et de la cognition et permet de concevoir des expériences.